TUNIS, WASHINGTON ET L'ART DES RHÉTORIQUES, LETTRE A SOUAD (3)
TUNIS, WASHINGTON ET L'ART DES RHÉTORIQUES
LETTRE A SOUAD (3)
Tunis, le 26 janvier 2019
Ce matin, chère madame, j’ai pris 59 minutes et 17 secondes pour écouter votre interview avec le Carnegie Endowment for International Peace, donnée il y a quelques jours à Washington, D.C.
Merveilleux. Félicitations. Ce que vous avez présenté –madame- est un sans-faute (ou presque), en matière de communication: Qu’elle est belle, cette mairie de Tunis qui rêve et entreprend (au féminin, en plus !) vue de l’autre rive de l’Atlantique : La décentralisation équitable, l’égalité entre quartiers et entre régions, et les transports en commun, et les pistes cyclables de la Manouba, et la société civile active, et l’économie verte et l’économie bleue et l’économie solidaire et… l’économie rose-fuchsia de l’embellissement. Tout le vocabulaire des utopies urbaines contemporaines y est passé. On se croirait presque à Amsterdam en plein années 80!
Alors pourquoi une autre lettre?
Il se trouve qu’après avoir écouté votre interview, je suis descendue allègrement et fièrement, sortir mes deux sac-poubelles: un pour les bouteilles en plastique, l’autre pour les déchets non-organiques (chez nous, on composte). Et le spectacle des poubelles de mon quartier a vite fait de me ramener à ma réalité.
Dans mon quartier, la cage prévue pour collecter les bouteilles en plastique avait été éventrée, il y a des mois. Le vent de la veille a donc achevé d’éparpiller les créatures de plastique transparentes et de les lever jusque dans les arbustes alentours où elles resteront jusqu’à l’été prochain, ou à la tempête prochaine.
Pour le second sac, je m’oriente vers la benne ensevelie nouvellement installée. Vous vous souvenez? La magnifique, la grandiose, l’énorme benne ensevelie, qui a fait la une des médias, creusée et installée dans l’un des très rares mini-squares plantés du quartier. A Dieu, grande benne. Le couvercle de deux mètres de diamètre a disparu ; la municipalité (peut-être) a enterré le réceptacle, probablement avec ce qui restait de tonnes d’ordures dedans. Oubliées à jamais. Les archéologues de l’an 3000 y trouveront les trésors cachés de nos légendaires incivilités.
Il me reste alors les bennes ancestrales en aluminium, debout comme deux vieux palaces à ordures depuis 30 ans, débordantes, nauséabondes, domaines rêvés pour une communauté de chats du quartier ; scène quotidienne du drame humain et de la tragédie sociale d'une communauté de Berbechas qui viennent y fouiller.
Entre l’interview du matin et le spectacle des poubelles de mon quartier, il y a un gouffre, Souad. Il y a l’enfer qui sépare les attentes de la réalité, les promesses des réalisations. Entre les deux, il y a un monde de ténèbres, il y a les abîmes, il y a tout Dante. Je souhaite que cette lettre tombe dans ce vide obscur; dans l’espoir qu’elle y apporte une lueur. C’est pour cela que j’écris.
J’habite une partie de la ville sous l’autorité votre mairie. L’agent municipal de mon quartier n’est pas passé ces derniers jours. Il est blessé; probablement une énième coupure de boite de thon ou de canette de concentré de tomate, ou un énième éclat de verre enfoncé entre les doigts. Il y a quelques mois, un chien de mon quartier (pas du sien), l’a mordu. Il a failli perdre la jambe.
Quelques semaines avant votre voyage aux US, la Tunisie entière a vu vos photos, souriante, avec de prétendues nouvelles poubelles: Une généreuse donation pour l’avenue Habib Bourguiba. Des bennes en acier, le récipient articulé, décorées d’un carreau de céramique (vous êtes sérieuse?). Le designer de ces bennes dit qu’elles pourront aussi accueillir des supports pour panneaux publicitaires et affiches de manifestations culturelles (mais vous êtes sérieux?). Le drame n’est pas là, non. Le drame, c’est d’avoir fièrement accepté de poser des bennes non-compartimentées dans la plus grande avenue de la ville.
Oublions le recyclage. Oublions les grandes idées vertes. Le degré zéro (oui, zéro) de la gestion des ordures est de prendre en considération, d’abord et avant tout, vos collègues qui manipulent ces ordures, ensuite, les autres êtres humains qui hélas en vivent (oui, en vivent).
Une poubelle non compartimentée à Tunis, aujourd’hui, veut dire que le bras du Berbech (O combien important) qui s’enfonce dans la benne à la recherche d’une bouteille en plastique traversera des couches de bébé souillées, des restes moisis et des bouts de métal rouillés. Si je rentre dans les détails des entrailles de nos ordures ménagères, c’est pour vous dire que le recyclage en Tunisie est une affaire de dignité humaine avant même d’être une affaire d’écologie.
Alors c’est bien beau de pavoiser pour une « économie verte » et « une esthétique de la ville » dans les tribunes du monde; il faut se rappeler que vos agents municipaux ont des palmes en guise de balais, travaillent à main-nue et leurs blessures –quand ils y survivent- sont mal soignées.
J’habite des domaines de la ville sous la responsabilité de votre mairie. S’il y avait une instance qui ferait office d’observatoire urbain de la ville, comme toute mairie qui se respecte devrait en avoir, mon quartier serait probablement classé parmi les quartiers aisés. Pourtant, mon quartier est sale, pire encore, mon quartier est indigne. Les agents municipaux risquent leur vie en essayant de le nettoyer et d’autres citoyens de la ville viennent, à toute heure de la journée, sans essayer de se cacher, fouiller dans ses poubelles.
Le public de Washington D.C. a droit à un discours sur les pistes cyclables et l’économie verte. Le public de Tunis a droit aux discours sur l’arabisation des pancartes publicitaires et les poubelles bariolées. Quand cela sonne « Journée sans voiture » depuis New York City, cela devient : carnaval d’habits traditionnels et photos de campagne électorale sur l’avenue, un dimanche matin à Tunis. Quand cela sonne « lutte contre la corruption » depuis Times Square, cela devient : adaptation de lois – sur mesure- qui risquent de défigurer tout Tunis en sacrifiant à la démolition ses immeubles classés.
Le public de Tunis, lui, n’a pas le droit de participer à un débat public sur les transports en commun, sur les espaces verts urbains, sur les plans directeurs des quartiers nouveaux de sa ville. Le public de Tunis, lui, a le droit à ce qu’on lui lance de la poudre et des pancartes lumineuses (en arabe translittéré, s’il vous plait) au yeux!
J’ai traversé mon quartier tristement, et un verset du Coran me traversa l’esprit : « wa annahum yaqụlụna mā lā yaf'alụn » [Surat Ash-Shu‘ara, 226]. « Et ils disent ce qu’ils ne font pas ». J’ai alors pensé qu’un bon calligraphe de la magnifique langue arabe (pas celle qui translittère les logos et les enseignes avec des polices de caractères odieuses) choisirait de dessiner les lettres de « mā lā » qui séparent le verbe Dire du verbe Faire, avec la plus grasse, la plus noire, la plus épaisse de ses plumes, pour montrer le danger. Car c’est dans le vide sidéral entre le dire et le faire que réside le mal.
Madame, j’écris pour vous dire –simplement- que le public Tunisien a le droit qu’on lui parle comme on parle aux analystes du Carnegie. Avec les mêmes mots, avec les mêmes rêves. Il a le droit qu’on lui parle d’économies vertes et bleues et urbaines et participatives et solidaires et décentralisées, et même de l’économie rose-fuchsia qui vous est si chère. C’est son droit. Il est assez mûr pour comprendre. Il en rigolera peut-être au début. Puis, un jour, il se dira : Pourquoi pas ? Pourquoi pas Tunis?
A la prochaine!
PS. Avant de financer un quelconque autre voyage, fournissez des gants aux agents municipaux et aux Berbechas de Tunis. Ce sont vos collaborateurs les plus précieux!
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