LAIDEURS EN COMPÉTITION: L’HOTEL DU LAC, L'HOTEL DE VILLE ET LES MOUSTIQUES
LAIDEURS EN COMPÉTITION
L’Hôtel du Lac, l’Hôtel de Ville et les Moustiques
Tunis, le 18 février 2019
Comme il est laid l’Hôtel du Lac, n’est-ce pas ? Il est d’une laideur monumentale. C’est une mocheté de béton. C’est l’arrogance architecturale en personne. Fantaisie d’un architecte militaire, dépressif et pédant. Un autre déraciné, communiste (au mieux). Mais, qu’a-t-il d’attachant, ce monstre de béton ? Et pourquoi ces lunatiques d’architectes tunisiens et ces nostalgiques des villes modernistes s’activent-ils pour vouloir le garder ? N’ont-ils pas d’autres priorités, ces gens?
On entend les échos des murmures dans les couloirs de notre prodigieuse mairie de Tunis : « On va laisser les moustiques bourdonner un peu autour ce vilain sujet, ça leur passera ». Attention, toutes les mairies de Méditerranée le savent, en cette saison pré-estivale. Les moustiques sont un sujet des plus épineux. Ils piquent.
Je fais partie des moustiques qui pensent que ce bâtiment mérite d’être gardé. Mes parents, mon pays, les décideurs en éducation et en développement de mon pays et d’autres pays, et moi-même ont investi de l’argent, du temps et de la matière grise pour me former pour que je puisse savoir exactement pourquoi un tel bâtiment, dans son contexte, ne doit pas être démoli. Ce, même s’il est la mocheté du siècle. Et ce, au même titre qu’un livre ne doit pas être brûle ou qu’une forêt ne doit pas être rasée. En revanche, je comprends (amèrement) que les arguments dont je dispose sont vains, dans notre situation.
Alors raisonnons par l’absurde. Supposons que le bâtiment de l’Hôtel du Lac soit laid et que sa laideur présumée soit un prétexte à sa disparition du paysage urbain d’une ville comme Tunis. Essayons maintenant d’hiérarchiser la laideur (du plus au moins vilain). Prenons une autre exemple (non-innocent) à comparer avec l’Hôtel du Lac : celui de l’Hôtel de Ville de Tunis. Soumettons les deux œuvres à n’importe quel jury compètent et indépendant, de n’importe quelle école, de n’importe quel pays. Et, croyez-le ou pas, notre Hôtel de Ville arriverait premier (toutes catégories confondues) dans le spectre des laideurs!
Vingt-cinq ans seulement séparent les deux bâtiments (1973 vs 1998), ce n’est pas long. Alors quelle est la différence ? La différence est que la laideur supposée du premier bâtiment est issue d’un courant de pensée (très) révolutionnaire qui a bouleversé notre manière de construire et de faire des villes, qui en 20 ans, a soufflé sur le monde et a traversé toutes sortes de frontières réelles ou fictives. Ce courant --qui s’appelle le brutalisme-- est important parce que, certes en usant d’un totalitarisme radical, affirme et prouve que tous les hommes ont les mêmes besoins -et donc les mêmes droits. Et de ce fait, ils sont égaux ! Il suffit d’avoir du béton et de l’acier et de se mettre à pré-mouler des petits modules. Les possibilités d’assemblage deviennent immédiatement infinies. Que l’on soit à Londres, Berlin, Boston ou Tunis, on peut construire des villes modernes, fonctionnelles, pérennes avec les mêmes matériaux et le même savoir-faire, vite et relativement bien… L’Hôtel du Lac de Tunis a donc ce grand mérite de mettre l’endroit du monde où il est construit sur la carte de cette pensée. Que l’on y adhère ou pas, ce bâtiment est une preuve, un testament, un témoin. Et de ce fait, il mérite l’attention.
L’autre bâtiment en lice du classement, l’Hôtel de Ville, a une toute autre histoire. Je suis tentée de dire qu’il s’inscrit dans un courant de non-pensée. Mais je choisirai plutôt de dire qu’il s’inscrit dans la réaction à la pensée qui a généré le premier bâtiment [et nous savons tous que les pensées réactionnaires sont hybrides, passéistes, maladroites, néo-quelque chose]. Ce courant suppose que toute architecture a le devoir et la mission de véhiculer un sens d’appartenance et d’enracinement. De ce fait, il ré-apporte des ingrédients architectoniques historiques locaux (ou pas) et les mélange avec d’autres dont il ne peut pas se passer. Cela donne, dans le cas de notre Hôtel de ville, un courant Néo-Almohado-Hafsido-Ottomano-Moderne, sur dalle béton, avec verres fumés. Et gros, une architecture sans grande cohérence et inclassable sinon parmi les pensées hybrides du type Harissa-Mayonnaise.
Je souhaitais uniquement pouvoir expliquer que la laideur, comme d’ailleurs la beauté, ne peut pas être un prétexte quand il s’agit de faire des villes. La laideur aussi doit être comprise et analysée; et pour cela, on a besoin de témoins. Certains bâtiments portent une charge culturelle et historique qui leur permet d'agir en témoins, et l’Hôtel du Lac en fait partie.
La décision de démolition (ou pas) de cette bâtisse –en particulier- sera un moment de vérité pour nous tous. Un bas-les-masques total. Approuver (ou pas) ce permis de démolition -spécifiquement- marquera un tournant dans l’histoire de Tunis et inscrira le nom de celui qui l’aura signé dans les registres des démolisseurs, quoique soit construit à sa place. Faire entrer les bulldozers dans la ville (à cette échelle), c’est comme faire entrer la police dans les universités, c’est comme faire entrer une mafia dans un gouvernement, c’est très difficilement réversible.
Cette semaine, on a vu beaucoup de nos figures politiques admirer –à juste titre- la Station F dans le 13ème arrondissement de Paris. Il y a seulement 6 ans, le bâtiment abritant cette station, une halle industrielle, était aussi jugé vieux et laid, et était sur le point d’être démoli. Quelques moustiques du 13 ème arrondissement se sont activés et sont arrivé à le faire classer. Cela a donné la fabuleuse station qui nous rend tous si envieux.
On n’en est pas là. Mais j’ai un énorme espoir. Cet espoir n’est ni dans nos autorités locales, ni en nos autorités gouvernementales, ni même en nous-autres, moustiques, qui essayons de défendre ce qui semble être déjà perdu. Mon espoir est dans le bâtiment lui-même, croyez-le ou pas ! En roulant à côté de l’Hotel du Lac, une question me traversa l’esprit et me donna un grand sourire : « Comment, comment, comment on démolit une telle structure? Comment le faire sans prendre et faire prendre d’énormes risques? ». Et puis, Tunis est assise sur un marécage, souvenez-vous. Les démolisseurs ont-ils fait chiffrer les travaux de démolitions ? Ont-ils mesuré les risques courus pas les bâtiments et les routes alentours ? Et si. Et si cet aigle en béton portait en sa structure-même la malédiction de sa propre pérennité ? L’espoir fait vivre (les moustiques aussi). Alors résiste créature de béton. Résiste !
J’ai oublié de dire une chose. Ce n’est évidemment pas un argument valable et ce n’est pas avec de l’affectif que l’on traite ce type de problèmes: Dans mes premiers souvenirs d’enfance, avant qu’il n’y ait l’horrible pont en béton qui chevauche l’Avenue Bourguiba, en arrivant vers Tunis depuis l’autoroute du Sud, quand la silhouette ailée de l’Hôtel du Lac apparaissait, je savais qu’on était arrivés à la maison.
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