PRISE D’OTAGE
PRISE D’OTAGE
Londres, le 2 mars 2014Cette histoire là, je la raconte non pas pour ne pas l’oublier, parce que ne je l’ai pas oubliée.
Elle est là pour que les autres n’oublient pas.
J’avais vingt ans. J’avais entamé des études d’architecture dont j’étais à peu-près satisfaite. Au bout d’un premier semestre à Paris, je suis rentrée à Tunis où je devais faire un stage dans une agence d’architecture pendant mes longues vacances de printemps. Un ami de la famille m’a suggéré de ne pas chercher trop longtemps. C’est chez Lotfi Ben Abderrazak, et nulle part ailleurs, qu’il fallait être. Un coup de fil dans la foulée et c’était fait. Je commençais le lendemain.
J’arrive à ce petit bureau, dans un immeuble de la rue d’Irak. En montant l’escalier, je m’entraine à des formulations pour expliquer que je ne savais encore utiliser aucun logiciel de modélisation mais que je dessinais plutôt bien. J’entre dans un bureau vide. Il y a Si Lotfi avec un grand sourire, une secrétaire qui joue au FreeCell sur l’un des deux seuls ordinateurs du bureau et la voix de Dhafer Youssef en fond sonore. Je repense à ma copine d’école qui m’avait proposé de l’accompagner pour faire le stage chez un certain Schlumberger qui venait de gagner je ne sais quel grand projet à Paris et je serre les dents. On visite les lieux, puis on s’assoit. On discute un peu, de la table de travail à laquelle on était assis, de détails d’angles et de joints, des doigts coupés du menuisier qui l’a fabriquée et on parle un peu d’Alvar Aalto, comme si c’était l’évidence même.
La drôle-de-première-discussion n’allait pas durer longtemps. Au bout de quelques minutes, Si Lotfi avait un cours à donner. “Je dois partir maintenant. Tu as le choix, rester ici lire (il y avait une copie de Delirious New York au bout de la table et une bibliothèque bien cachée) ou jouer à Free Cell. Tu peux aussi aller te promener et revenir. Ou sinon, tu peux m’accompagner à l’atelier, voir où en sont les enfants avec leurs projets”. “Mais j’ai le droit de venir?”. “On est à Tunis. Ici, tu as le droit de faire tout ce qui te plaît.” Je choisis donc la troisième option sans vraiment savoir ce que cela allait représenter.
Ce que cela allait représenter, c’est que seize ans après, je suis en train d’écrire cette histoire. Ce que cela allait représenter aussi, c'est que quelques années plus tard, sur la première page de mon mémoire de fin d'études on pouvait lire: "A la mémoire de Lotfi Ben Abderrazak". Mais ce que cela a représenté concrètement, c’est que mon stage allait se transformer en une interminable course à suivre la pile Duracell qu’était Lotfi Ben Abderrazak partout où il irait. On faisait le chemin de la rue d’Irak au Makteb (comme il appelait l’Ecole d’Architecture) quelquefois quatre fois par jour. Il parlait, parlait, parlait et s’arrêtait brusquement pour vérifier si je suivais. On s’arrêtait devant une fenêtre et il disait deux mots du détail de l’allège. On s’arrêtait payer une facture ou acheter un croissant (normalement interdit parce qu’il était diabétique). Il parlait de tout, de sa famille, des fleurs en plastique de Leila Ben Ali, d’Alvar Aalto et du jour où il laisserait tomber tout ça pour devenir marchand de glaces à Concarneau. De temps en temps, il poussait la porte d’un immeuble pour observer une volée d'escalier, toujours quelques secondes de temps, puis on passait notre chemin.
Etre stagiaire chez Lotfi Ben Abderrazak voulait dire savoir marcher vite, savoir écouter et savoir être prête à donner son avis sur tout à n’importe quel moment du monologue. Mais cela voulait dire aussi, ne jamais avoir à l’attendre derrière une porte ou sur la banquette d’une voiture. Cela voulait dire entrer et s’assoir (plus ou moins) silencieusement partout où il allait: un bureau de directeur, chez un collègue, chez un ami. Cela voulait dire, l’accompagner déposer des courses et prendre un thé à la menthe chez sa maman sans jamais oublier de s’arrêter quelques secondes devant une façade, une rambarde, un angle quelconque et en dire deux mots.
Ainsi allait mon premier stage d’architecture, avec la question de ce que j’allais bien pouvoir mettre dans mon rapport, suspendue partout où j’allais. Le bureau emplissait l’après-midi. Des étudiants venaient, après les cours, dessiner, discuter, travailler et écouter Dhafer Youssef jusqu’à tard le soir. Ainsi allait ce stage, énergiquement et joyeusement, pendant une vingtaine de jours, jusqu’au jour de “la prise d’otage”.
Ce jour là, un jeune architecte qui travaillait dans un autre bureau (collaborant sur un projet en cours d’exécution) est arrivé avec des rouleaux de plans. En deux secondes, au moment de commencer à dérouler les calques, la panique prit place. Le travail était incomplet. Une explosion de colère eut lieu. Si Lotfi ferma la porte à clé et annonça une prise s’otage. Le jeune architecte devait appeler sa ‘patronne’, lui dire qu’il était pris en otage et qu’il ne sera libéré qu’une fois le reste du travail reçu.
Le jeune homme devait faire une fois et demi la masse corporelle de Si Lotfi et ce n’était certainement pas moi, ni Mlle FreeCell qui aurions pu le défendre s’il avait décidé d’en arriver aux mains. Mais il ne l’a pas fait. Il a annoncé qu’il ne le ferait pas pour une seule raison: “Le profond respect qu’il avait pour Lotfi Ben Abderrazak”. Il a juste pris le téléphone et il a docilement annoncé ‘sa prise en otage‘ à sa patronne. Suite à quoi, tout le monde a attendu calmement pendant trois heures. A aucun moment, pendant ces trois heures, je ne m'étais sentie en insécurité. Et à aucun moment je n’ai eu peur. A un moment de la prise d’otage, j’ai d'ailleurs eu le droit à un clin d’œil rassurant: “Ce n’est que du théâtre”. Ce n’était ni comique ni dramatique. C’était conjoncturel. Trois heures plus tard, on sonna à la porte et une masse de rouleaux de plans arriva. Et tout le monde se remit au travail. Bien sûr, je n’ai jamais raconté cette histoire à personne. Et bien sûr, je suis revenue le lendemain. Pour ma part, je savais que je ne risquais rien du tout là où j’étais, mais ce que je ne voyais pas, c’était que lui était en train d’y laisser la vie.
“Il faut résister à la médiocrité, Sihem. La médiocrité est en train de nous tirer vers le bas”. Il avait dû dire et répéter ces phrases à tous ceux qui l’avaient côtoyé. Mais combien l’ont réellement compris? Car, entretemps, une autre prise d’otage, longue et lancinante, horrible et nauséabonde, était bel et bien en cours. Et cette prise d’otage là était, elle, bien plus dramatique. C’était une prise en otage des cerveaux et des talents d’une société, de ce qu’elle avait produit de mieux. Elle avait un nom, un système, la dictature, la médiocrité. Elle était ce quelque chose qui lui donnait envie, tous les matins, de “Prendre le premier vol vers Ouagadougou”, comme il disait tout le temps, mais de rester quand-même.
Je suis revenue travailler à la rue d’Irak à chaque fois que j’ai eu des vacances en Tunisie. Et j’étais là le jour où Lotfi Ben Abderrazak a rendu le projet du concours de la faculté de médecine. J’avais passé la nuit à mettre des ombres sur des façades que je trouvais belles. Et je me souviens de m’être sentie fière et heureuse. Le lendemain, on a porté la maquette comme on porte un bébé vers le lieu où elle devait être soumise à l’avis d’un jury honnête et compétent. Ce jour là, pour une fois, il fallait attendre l’architecte derrière la porte, dehors. Et on n’a jamais su ce qui s’était passé à huis-clos. Mais à sa sortie, on pouvait voir ce que l’injustice pouvait faire des yeux d’un homme: les briser en morceaux. L’agent qui accompagnait Si Lotfi vers la sortie nous a regardés en ricanant. “ Ya Si Lotfi, pourquoi vous ne leur avez pas dit de mettre quelques coupoles à vos gars? Chwayya Qbobb lawled” Personne n’a répondu mais on avait tous compris. Ce n’était pas un projet perdu. C’était un système. Il nous restait à s’y conformer ou à disparaitre. Si Lotfi avait répondu “El marra Ejjaya, la prochaine fois”. Mais il n’y a pas eu de prochaine fois.
Un matin à Paris, le téléphone a sonné pour m’annoncer que Si Lotfi était à la Salpetrière et qu’il n’allait pas bien. Je ne me souviens plus qui m’avait appelée, mais je me souviens très bien de ce que je m’étais dit en première réaction: Ils vont finir par le tuer. Ils qui? Ils, les médiocres qui nous tirent vers le bas. Et ils y sont arrivés. Dans cette chambre à la Salpetrière, tout le monde avait ramené des photos, du désert, de la médina, des oasis, d’oiseaux en vol... Et c’était de cet endroit là, dont les murs étaient tapissés d’images de Tunisie qu’il est parti.
Après ceci, travailler à Tunis n’avait plus aucun sens pour moi. J’étais de cette même argile hélas bien frêle et je risquais d’y laisser ma peau. Du moins, c’est ce que je me disais. Je suis allée voir ce qu’il fallait voir, chez ceux qu’il fallait voir. Je suis allée travailler chez Paul Andreu et chez Odile Decq. Je suis allée à Amsterdam voir les enfants de Koolhaas commencer leur carrière. Il y a eu des moments où j’ai dû justifier tous les matins en arrivant au travail que “Non, il n’y a rien à craindre, je ne suis pas une terroriste’. Et que “Non non, je ne viens pas tout à fait du désert”. Et aussi que “Oui, je connais Alvar Aalto”. Et pendant ces moments là, je me suis sentie bien plus en insécurité que pendant la ‘prise d’otage’ de la rue d’Irak... Puis, j’ai vu des gens perdre des concours. Puis, j’ai perdu des concours moi-même. Mais jamais comme à Tunis. A chaque fois, on pouvait se dire que c’était la vie, que quelqu’un d’autre était allé plus loin que nous, avait mieux fait son travail que nous. Et à chaque fois, il y avait au moins une leçon de retenir de ces échecs. Lotfi Ben Abderrazak n’avait pas de leçons à retenir de ses échecs. Il présentait des projets, était classé premier et c’est quelqu’un d’autre qui avait le projet. Comment, d’ailleurs va ce cher Si Wassim aujourd’hui? Comment dormez-vous la nuit aujourd’hui Si Wassim? C’est la vie, n’est-ce pas? Les bons gagnent toujours, n’est ce pas? Non, ce n’était pas la vie, c’était la dictature. C’était accepter de devenir médiocre ou crever. Voilà ce que c’était.
Pourquoi se souvenir de Lotfi Ben Abderrazak? Parce que c’est utile de se souvenir qu’il n’y a pas eu que du médiocre, mais qu’on a choisi délibérément et consciemment, le médiocre. Des projets différents de ceux dont on a hérités aujourd’hui que -d'ailleurs- tout le monde veut passer à la dynamite, ont bel et bien existé. Ils sont restés sur le papier et dans les écrans de ceux qui en rêvaient. Ils ont même, quelquefois franchi certaines barrières du système, ils ont mêmes été jugés bons, ils sont même arrivés premiers. Puis, vlan, prise d’otage. Combien de Lotfi Ben Abderrazak ont existé et ont vu leur talent confisqué? Je ne sais pas. Je n’ose même pas imaginer tant d’intelligence confisquée, tant de temps perdu. Sous d’autres cieux, il en aurait peut-être été autrement, sûrement. Sous d’autres cieux, il aurait peut-être été un Alvar Aalto, qui sait?
Pour ma part, c’est à Tunis et nulle part ailleurs, en marchant en ville avec Lotfi Ben Abderrazak, que j’ai appris que l’architecture est une affaire de grammaire et rien d’autre, finalement. Qu’il s’agit de relier des matériaux, des surfaces et des volumes exactement comme on relierait des mots entr'eux. Et que, parfois, une certaine poésie pouvait en résulter. Et que aussi, c’est simple et joyeux. Et que, comme il disait: “Il suffit de s’imaginer soi-même en train de s’y promener avec une personne qu’on aime. Et c’est tout.”
Tunis a été bien cruelle, ce coup là. J’espère pour toi Si Lotfi que là où tu es parti, tu passes de belles soirées avec Alvar à discuter du ‘Dieu qui est dans le détail’. Et j’espère que tu peux, par beau temps, aller prendre une glace à Concarneau quand tu en as envie. Et surtout surtout, que là-haut, il n’y ait aucune forme de médiocrité possible, et que pour rien au monde tu ne veuilles, encore une fois, prendre ce fichu premier vol vers Ouagadougou.
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