NOS-DAMES DE SIDI BOUZID


NOS-DAMES DE SIDI BOUZID

Tunis, le 30 avril 2019


Je ne vais pas faire de sentimentalisme. Du moins, je vais essayer de ne pas faire de sentimentalisme. Je ne vais pas –cette fois-ci—me laisser prendre par l’affect. Je ne veux pas brandir de foulards imprimés fleuris, fabriqués en Russie ou en Roumanie, pour dire ma solidarité avec les travailleuses et travailleurs agricoles victimes d’un accident de la route. Je ne veux plus que ma subjectivité soit affectée par les poésies et les larmes. Un drame qui succède à d’autres, et précède d’autres, dans cette partie du monde où je vis. Celui-ci, je ne veux pas qu’il traverse ma page FB et qu’il passe. Donc je ne veux pas en parler avec subjectivité même si – car il n’y a que le dialecte Tunisien pour exprimer à leur juste échelle de la douleur les malheurs qui arrivent en Tunisie— « j’en ai le foie grillé ».


C’est un accident de la route comme il en arrive d’autres dans le monde, dont les victimes sont des travailleurs agricoles, tous d’un même village, et dont la majorité sont des femmes. Vu d’ailleurs, cela pourrait ressembler à un douloureux fait divers. Vu d’ici, c’est une nième éruption de la maladie générale qui ronge une société et le système qui la régit, et qui de temps à autre, frappe sans alerter.


Derrière nos fait-divers, il y a une tragédie humaine et sociale installée et il y a –maintenant- une situation de crise qui est sortie de tout contrôle et qui a dépassé le seuil du simple aléatoire (les réactions des politiques à chaque fois en sont témoins). La tragédie a dégénéré. Bien sûr, ce n’est ni la guerre, ni l’endémie, ni la famine. Mais c’est un état de détérioration général qui semble être passé hors de toute maitrise.


Parlons donc de faits divers et de situations hors contrôle.


Vous avez vu le feu ravager les toits de Notre-Dame de Paris, il y a quelques jours? Vous avez vu 1000 m2 de chêne, d’ardoise et de plomb partir en cendres ? Maintenant, vous avez vu comme le bâtiment tient encore debout ? Vous voyez comme les beffrois, les voûtes, les pignons, les murs, les vitraux de la Cathédrale ont tenu après neuf heures de traversée de l’enfer ?


Vous pensez que c’est normal que le bois ait brulé et que la pierre ait survécu ? Non, ce n’est pas normal. Vous pensez que c’est un miracle ? Oui, en quelque sorte. Mais c’est un miracle inouï de minutie dans la gestion de crise.


Ce qui s’est passé de plus inouï dans l’incendie de Notre-Dame, après la violence du feu et le choc collectif d’avoir réalisé que ce que l’on pensait inatteignable ait pu être atteint dans les conditions et avec les moyens dont dispose l’une des villes les mieux équipées et gérées du monde, c’est à mon avis, l’incroyable orchestration du sauvetage du monument.


J’avais observé –avec la plus grande fascination- l’opération de sauvetage du monument. Et des jours plus tard, je n’arrive pas à arrêter d’y penser. Ce qui s’est passé à Notre Dame, c’est qu’en voyant qu’ils étaient face à une force qui les dépassait en vitesse, en échelle et en violence et qu’ils perdaient la bataille de la charpente, les sauveteurs ont concentré leurs efforts sur les murs : Ils ont d’abord et avant tout bloqué le feu pour qu’il n’atteigne jamais les beffrois qui auraient emporté la totalité de la façade s’ils s’étaient effondrés. Ils ont continuellement et patiemment refroidi les murs de l’extérieur pour qu’ils n’atteignent jamais la température de combustion. Et de l’intérieur de la Cathédrale, ils ont éteint chaque départ de feu avec drone terrestre télécommandable pour préserver la nef. Pourquoi s’attarder à décrire? C’est pour expliquer ce que l’expression « Sauver Les Murs » veut dire, en pratique.


Sauver les Murs, dans le cas de Notre Dame, a consisté à admettre, à temps, sa faiblesse face à la bataille en cours (sur des toits) et à devancer celles qui lui succéderaient (celles de la propagation du feu, et de la maçonnerie). Sauver les Murs a consisté à gagner du temps en sacrifiant ce qu’on ne saurait plus sauver et concentrer tous les efforts à sauver l’essentiel. Sauver les murs a consisté à utiliser moins de moyens que ceux dont on dispose, et ne pas prendre le risque de ruiner ce que l’on essaye de sauver (en larguant des tonnes d’eau sur les voûtes). Enfin, sauver les murs, consistait à faire preuve de tact, et d’humilité face à l’ennemi (feu). Le brasier monstrueux a mangé la charpente, qui lui a été laissée, puis s’est éteint. Ce n’était pas acquis d’avance, mais les murs ont été sauvés.


Ce qui a permis de préserver ce qui restait à préserver du monument, n’est pas vraiment de l’ordre du génie humain, ou de l‘héroïsme légendaire, c’est purement et simplement de l’art de la gestion de crise, avec des pincettes, avec de la patience, de l’humilité et avec… le sens des priorités et l’acceptation de sacrifier une partie.


Pourquoi parler d’une opération « pompier » pour parler des travailleuses des camionnettes de transport collectif de de Sidi Bouzid ? Parce qu’il est impossible de ne pas y voir une métaphore, une leçon, une tactique. Car il n’y pas que le feu qui soit ravageur et surprenant. Car ce qui se passe en Tunisie rappelle beaucoup ce feu indomptable aux ravages latents, silencieux et obscurs et qui, de temps en temps, nous jette une braise à la figure pour nous rappeler qu’il est là.


Maintenant, qu’en est-il de ce feu (métaphorique) qui brûle la Tunisie ? car il est indéniable qu’il existe. Qui est en train d’essayer de l’éteindre ? Et si un tel groupe existait, et si la sincérité de vouloir l’éteindre existait, comment sont-ils en train d’opérer ? En un mot, quelle est cette « charpente » qu’il sacrifient et quels sont ces « murs » qu’ils sauveraient?


De ce qu’on voit, les tacticiens pompiers de ce pays semblent avoir misé sur le Capital et sur l’Etat. Et ils semblent avoir choisi de donner à manger aux flammes les morceaux du bois encensé de la sève de la terre : les jeunes à l’immigration et à la radicalisation, les femmes vulnérables à la précarité, les diplômés ambitieux aux rapaces dont les pyramides d’âge se sont inversées, et les plus démunis à la mort et à l’insouciance! Or nos fins tacticiens, aveuglés par les fumées noires du brasier, semblent confondre charpente et maçonnerie. Le capital, dans cette partie du monde, est humain ou il n’est rien.


Est-il utile de la rappeler, à ce stade ? C’est une crise ravageuse, elle nous dépasse tous, de loin ! Mais, celui qui veut sauver les murs, dans cette partie du monde, doit se rappeler d’une chose : Le Capital, ici; les beffrois de cette affaire, sans laquelle tout s'effondre, ce sont Nos Dames de Sidi-Bouzid, en priorité absolue.

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