LAISSE LE VASE, PRENDS LE POTIER
LAISSE LE VASE, PRENDS LE POTIER
Un rideau tombe. Le bruit qu’il fait n’est pas le froufrou sourd du velours d’un rideau de théâtre qui termine le temps d’une comédie et qui annonce une pluie d’applaudissement en récompense. Le bruit de ce rideau de fer est un vacarme bref, violent, et qui finit par un choc brutal; métal contre pierre. Il dure quelques secondes, puis le silence se réinstalle dans la rue. Tous ceux qui ont traversé un souk de Medina à l’heure du crépuscule connaissent ce bruit. Mais ces temps-ci, certains des rideaux qui tombent ne se lèveront pas le lendemain. Du moins, ils ne se lèveront pas pareil.
L’artisan qui descend son rideau, donnera les clés à un Samsar (agent immobilier); il a obtenu sa licence de taxi, ou un accord avec un propriétaire de taxi. Les mains de cet artisan qui vient de descendre le rideau de fer de sa boutique portent un savoir-faire ancestral, acquis de père en fils, de mère en fille, de maître à apprenti, de compagnon à compagnon. Demain, le savoir-faire qui habite dans ses doigts servira à serrer le volant d’une voiture, à mener chaque matin la guerre de la circulation de Tunis et y cracher le venin de la frustration d’un métier perdu, et d’une vie non vécue. Le Hanout, quant à lui, est une autre longue histoire: au mieux, il se gentrifiera en café, en friperie ou en concept-store de t-shirts sur lesquels des réminiscences de motifs artisanaux et des adages nostalgiques seront imprimés au laser.
Le bruit du fracas de la dernière tombée de rideau sur le Hanout du père et du grand-père ne termine pas une tragédie scénique. Il annonce le début d’une tragédie, bien réelle : Celle de l’extinction des métiers, du démantèlement des réseaux et des chaines de production artisanales et de l’interruption de la transmission des savoirs. C’est la tragédie qui arrache l’artisan à son milieu naturel historique sans lui offrir d’alternative. De ce traumatisme, résultera l’affaiblissement d’une forme d’intelligence qui est pourtant vitale à la condition humaine et à la production de culture, qui est un antidote aux aliénations. Une intelligence au pouvoir enracinant et libérateur: L’intelligence manuelle.
Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Un rideau tombe, une autre monte ? Les économies se transforment, les savoirs migrent (main, corps, intellect, puis les prolongements artificiels du cerveau ?) Des métiers s’éteignent, d’autres naissent? Certes. Mais il est utile de comprendre pourquoi on en est arrivés à dévaloriser, à précariser, à risquer de tuer nos métiers quand d’autres ont réussi à en faire de prospères industries du luxe, ou de la culture, ou des tremplins de création de valeur qui puise dans les savoirs et les réseaux artisanaux locaux.
Revenons sur quelques définitions, car il y a dans les mots, les indices qui révèlent l’origine d’un traumatisme. Les détenteurs et héritiers des métiers basés sur un savoir-faire manuel, l’ensemble de leur maestria, de leurs techniques, instruments, lieux de travail et de leur mode de vie ont été, pendant des décennies, classés comme appartenant au monde de l’Artisanat. Il est temps de le dire, ce mot est laid !
En Tunisie comme ailleurs dans les ex-colonies-dictatures du Sud, le mot artisanat s’est chargé de connotations tellement lourdes qu’il enlise –inconsciemment- son signifiant dans un héritage qui n’a plus rien de libérateur. Dans artisanat, il y a d’abord eu le pittoresque, l’exotique, les arts indigènes, le colonial. Puis, il y a eu le dit traditionnel, l’authentique, la propagande d’Etat. Il y les politiques d’un pays où le tourisme est un pilier majeur de l’économie (si bien qu’il pouvait en devenir une raison d’être, et que le citoyen pouvait devenir un figurant dans un décor orientaliste). Dans le mot artisanat, il y a les scénarios des constructions identitaires, visuelles, culinaires, olfactives, d’une nation. Il y a des bricolages d’histoire, des choix prudents d’éléments de culture matérielle, objets-icônes de la nation. Puis, il y a la réception et l’identification à ces constructions (para, pseudo, néo, rétro…) identitaires par les masses de la nation.
La formule en arabe qui est d’usage dans les cercles officiels et les médias n’offre pas de meilleure alternative: As-Sina’at at-Taqlidiyya. Une traduction littérale de l’expression signifierait : « Productions basées sur l’imitation [de ce qui a précédé] ». Autant comprendre que les composantes de la terminologie n’annoncent pas une ode à la créativité et au renouveau.
Artisanat est un champ essentialiste, un fourre-tout. On y a mis et on y a confondu l’ancien et le nouveau, l’hérité, le recyclé, le restauré, l’imité. Tant que le degré de ressemblance à un réfèrent du champ sémantique établi restait identifiable, tout pouvait devenir artisanat. Ainsi, dans le même sac, on peut retrouver le postiche en poils synthétiques fluorescents et sa boule d’ambre, fait pour pendre à un rétroviseur de voiture et y diffuser ses effluves. Au même temps, on y retrouve le carreau de céramique dont le biscuit sonne aussi clair qu’une corde de harpe!
Le mot est un parapluie qui couvre mais ne protège pas. Il a servi les politiques publiques (probablement nées à fin du 19 ème avec la formation des nations et jamais délaissées depuis) par lesquelles se cuisinait une image sur-mesure du pays à exhiber dans les expositions universelles, dans les catalogues touristiques et pour les manifestes d’état faits pour rassurer une société (et ses gouvernants coloniaux ou locaux) sur la profondeur de son enracinement civilisationnel et son exception culturelle du parmi les nations!
Après avoir laissé ces dites politiques de l’artisanat achever leur œuvre de transformer les métiers en producteurs de produits exotiques bon-marché, et après avoir laissé une répulsion générale envers le produit local (supposé non adapté à la vie moderne et non conforme au goût du jour) s’installer dans les esprits du consommateur tunisien, une vision vît le jour dans les années 90. Son motto: « Assala wa Tafattoh », Authenticité et Ouverture, Tradition et Modernité, est devenu une stratégie annoncée d’Etat en matière d’identité nationale. L’état avait alors cru qu’il ne pouvait pas fédérer autrement qu’(ré)assumant et en affichant certains aspects conservateurs et nostalgiques de la société.
L’exemple qui illustre le mieux la mise en œuvre de cette stratégie aura été l’instauration d’une journée nationale du costume traditionnel. A cette occasion, on vît –certes- les magnifiques Jebbas brodées-main de Souk el-Qmech reconquérir la sphère médiatique. En revanche, il n’avait pas été précisé (ni compris) que les costumes et autres pièces aux franges en fil d’or prêtes-à-coller Made in India, par exemple, ne résoudrait pas le problème. Il n’avait pas été précisé (ni compris) qu’il ne s’agissait pas de réintroduire une esthétique nostalgique orientaliste (par touches et pour le show), mais qu’il s’agissait de la survie de corporations, de métiers, d’un patrimoine de savoirs.
Le concept tradition/modernité, appliqué aux métiers, aura été –certes- d’un certain salut: il a permis aux artisans de survivre un temps, de s’exposer et de s’exporter. Mais c’était un salut de courte haleine. Le résultat, aujourd’hui, est que les métiers sont transformés : ils ont été paupérisés, ils se sont appauvris en qualité et ont été envahis par une vague de kitsch assez abjecte. Leurs structures sont démantelées. Des Souks entiers ont fermé, et du fait d’avoir perdu la proximité du réseau de métiers, les métiers qui restent se sont encore plus précarisés.
Avec le recul, le concept Assala wa Tafattoh aura été l’une des inventions les plus dépravées et les plus dangereuses à la production de culture en général et de culture matérielle en particulier dans le pays durant les dernières décennies. Ce n’est pas tant dans la supposée Tradition ou la supposée Modernité qu’a résidé le danger, c’est plutôt dans le Et qui les relie : Ce rapport vicieux a fait des éléments de cette dichotomie un fardeau l’un pour l’autre, une composition sans consistance et sans cohérence. Ce qui aurait pu aider, c’était d’expliquer que la dichotomie devait être dialectique, ou rien !
On ne sut plus différencier ce qui avait une valeur patrimoniale réelle (du fait de la pureté et la rareté de son mode et son contexte de production) de ce qui était une vulgaire imitation. Ce qui est supposé constituer une base, une pépinière de la mémoire collective (c’est-à-dire le savoir-faire et les modes de transmission, de consolidation et de perfectionnement de ce savoir) s’est effrité. Ce qui est resté, ce sont quelques objets fétiches, quelques icônes, des motifs… des fragments. Il est resté des envies ardentes, chez quelques-uns, de faire revivre le passé obstinément, peu importe les méthodes. Mais ce qui est resté de plus précieux, ce sont les artisans.
Artisan, Artisane. Ce mot-ci, quant à lui, est essentiel et non essentialiste. Il est magique. Il est chargé de beauté, d’humanité, d’intelligence, de mémoire, de possibilités. Un artisan n’est ni un artiste, ni un ouvrier, ni un ingénieur. Il n’est rien des trois (exclusivement) et il est les trois au même temps (mais très lentement). C’est un copiste éclairé. Il opère par variations lentes, epsilonesques, d’une pièce à l’autre. Un artisan est détenteur et un transmetteur de savoir-faire. C’est un être véhicule de culture.
Il faut beaucoup d'années et beaucoup de patience pour acquérir un métier dit manuel. Former un Saheb Sanaa, un M’allem, constitue un investissement de temps, de connaissances et de moyens pour une société. Il faut des siècles, avant même la formation d’un jeune artisan, pour que s’installe la mémoire du geste qui sera transmis à sa main par une autre main. Et toute la magie, toute l’intelligence, tout le mystère, reposent dans ce moment où le savoir passe implicitement d’une main à l’autre, d’un esprit à l’autre. Rien de ceci n’opère si un artisan essaye de copier un objet qu’il admire. Un artisan est un individu qui a reçu, accepté et adopté un métier. D’ailleurs, il est possible que ce soit exactement ce rapport tacite de transmission que l’on nomme: Culture.
Alors oui, en temps de crise, il faut sauver les artisans d’abord, peut-être bien avant de sauver leurs produits. Ils ne sont plus là où on pense les trouver, leurs parcours ne sont plus linéaires, leurs vies ne suivent plus le rythme des montées et descentes des rideaux de fer de leurs boutiques. Mais ils sont là. Des fois, ils sont encore dans leurs boutiques et ateliers, mais ils affichent à leurs seuils et vitrines d’autres bricoles touristiques pour décrocher le minimum journalier. Des fois, ce qu’ils fabriquent ne ressemble plus en rien à ce qu’ils ont appris à faire tant il a été contaminé par la demande, mais ils cachent bien leur dextérité. Les artisanes, elles, dans certains cas n’ont jamais eu de boutique ou d’atelier: Elles travaillent chez elles, entre une cuisine, un atelier de fortune et un garage, elles ont pour toute réclame une page facebook (parfois) et un mètre-carré ou deux dans un stand au salon annuel de l’artisanat. D’autres quittent; ils font taxi, agent de police, gérant de café, gardien de nuit, prennent une embarcation vers l’Italie. Puis ils reviennent, quand ils sont à la retraite ou au chômage. D’autres ferment boutique, encaissent le traumatisme de la rupture et meurent avec un métier qui dort entre les doigts.
On dit que quand les terribles armées Genghis Khan arrivaient dans une cité, elles avaient l'ordre de tout raser et de massacrer hommes, femmes et enfants; seuls les artisans étaient épargnés. Laisse le vase ! Prends le potier. Ils étaient conduits en esclaves en Transoxiane pour y révéler le secret de leur savoir. Alors, aujourd’hui, ici, c’est par la communauté des artisans, qu’il faut commencer quand il s’agit de protéger et promouvoir la culture matérielle patrimoniale. Il faut les observer, suivre leurs parcours, comprendre et étudier leurs contraintes, documenter leur expertise, leur donner des chances –toutes les chances- de transmettre, les sauver.
Mais primordialement, il faut arrêter de les considérer comme des producteurs d’Artisanat, des marginaux de l’industrie, des triviaux de l’art, des animateurs touristiques, des monteurs de décors de mille-et-une-nuits, des variateurs de styles! Ils et elles sont précieux. Ce qu’ils détiennent, ce qu’ils transmettent et ce qu’ils fabriquent -- leur Sanaa-- est tout simplement un merveilleux antidote aux maux des temps présents, et (peut-être) une fenêtre vers des jours meilleurs.
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