LA VILLE EN TUNISIE, SYMPTÔME D'UN MALAISE IDENTITAIRE?




La Ville en Tunisie- Symptôme d’un Malaise Identitaire? 

Londres le 27 septembre 2012


« L'architecture est la volonté d'une époque matérialisée dans l'espace. » Mies Van Der Rohe. Quelle aura été la volonté de l'époque en Tunisie pendant les deux dernières décennies ? Que pourrait nous dire notre architecture sur nous-mêmes que nous ne savons déjà ?  Quel malaise l'état des villes de Tunisie trahit-il ?

La Tunisie est un beau pays.  Les paysages sont beaux, variés, arides parfois mais toujours beau. D'une ville à l'autre, la végétation, les couleurs, le relief varient, les habits traditionnels varient, les accents locaux varient, les plats varient, la lumière change. Et pourtant, dans les tranches de villes nouvelles et en devenir,  une homogénéité troublante reste. Une homogénéité dans l'insolence de l'urbain, dans son agressivité et dans sa pauvreté esthétique visible et menaçante.


LES NOUVELLES VILLES DE TUNISIE SONT-ELLES LAIDES ?
DROIT A LA VILLE BAFOUE, SÉQUELLES DE LA DICTATURE
 LA VILLE  DÉCOR, LA VILLE SPECTACLE

Rouler un jour à travers les villes de Tunisie revient à subir une certaine ‘violence’, faite à la terre, faite à l’individu, faite à la société et faite à l’histoire.

A l’arrivée, un panneau de bienvenue,  puis un ralentisseur de vitesse,  un rond point vide, puis un boulevard minéral,  bordé de maisons, de garages automobiles, d'épiceries , une école ou un lycée, des piétons qui marchent au milieu de la route, un autre ralentisseur, des petits porte-à-faux qui gagnent des centimètres carrés au dessus de l'espace public, des balcons avec des vêtements qui sèchent, des ex-balcons annexés fermés par du verre teinté et des menuiseries d’aluminium doré, pas de trottoir, des cafés dont les chaises débordent jusqu’au milieu de la chaussée, des voitures, des klaxons, une mosquée ou deux, un dôme persan ou indien, surélevé sur une gorge bordée de tuiles roses, un autre ralentisseur, pas un arbre, pas même un cactus, un camion de pastèques au rond point, quelques marchands locaux.

Le regard ne sait jamais où s'arrêter. Parfois, une charmante porte bleue, parfois un joli fer forgé, parfois une porte entr’ouverte dévoile des carreaux de céramique d'un couloir, un enfant sur le seuil, le bas coté fait office de trottoir.

Dans les quartiers où les parcelles sont plus grandes, des maisons plus hautes.  Disney Land des matériaux de construction. Un semblant de trottoir, pas plus large qu'une moitié de voiture, pour ceux qui craignent pour leurs rétroviseurs.

Des ex-garages transformés en salons de coiffure, en petites épiceries, en agences immobilières. Aucune maison n'a respecté le retrait légal des bouts de jardins de deux mètres de large et le domaine privé qui pousse inlassablement vers la rue. Quelques fois des brins de jasmins, de bougainvilliers dépassent des hautes barrières opaques de l'intimité et c'est dense. Une benne qui déborde au milieu de la chaussée.  Encore peu de chances que le regard s'arrête, rien ne l'apaise. Une homogénéité dans la négation du domaine public, dans l'irrespect de l'autre. Une secousse, un ralentisseur manqué puis une autre, une fosse dans la chaussée.

Boulevard de l'environnement sans le moindre brin de végétal, le rond point de Labib, la mascotte verte, vide sans Labib, ou meublé d’une folie ‘violette’. Un camion de melons. Une porte cadrée en carreaux de céramique, la porte du voisin cadrée de pierre sculptée, une autre porte avec un rideau bigarré.

Un balcon avec une immense pancarte de robes de mariées et de maquillages libanais, un autre pour des cours de soutien scolaire, au dessous un garage pour réparation automobiles bien gras. Des surfaces de brique rouge nue qui attendent les économies du père de famille fatigué pour être enduites et peintes un jour. Un sentiment d’inachevé, de transitoire… Quelques dissidents ont décidé de planter un arbre ou deux devant chez eux, ils ont creusé un petit trou dans le petit trottoir devant chez eux et ils y ont planté un arbre et ils l’arrosent… mais il n’y a pas assez de place pour le piéton et la plante, alors ils luttent, l’un et l’autre.

Une place publique, miraculeusement, encore là,  dix mètres sur douze avec deux bancs en béton moulé,  aux angles déjà bien écorchés, dans leurs flaques de mégots et de coquilles de glibettes de la veille.  La trace au sol du carré de terre censé  accueillir  l'arbre est encore là. L'arbre, lui, a été arraché, éradiquant ainsi définitivement le risque de baisers perdus, de sieste ou d’un simple moment de répit à l’ombre. Pas une fontaine, pas une fleur. Un terrain vague poussiéreux, qui attend les foulées chaotiques du marché hebdomadaire.

Où trouver refuge pour ce regard ? Sûrement sur le prochain ralentisseur  pour éviter la prochaine secousse. Et vivement le panneau " A bientôt", dans les nouvelles villes de Tunisie. Pourquoi? 

Tout au long des côtes, de grandes murailles d'hôtels, de villas et des hectares de territoires interdits, réservés, murés entre les villes et la plage. Arriver à la plage publique peut même consister à traverser des cordons étroits, tapissés de bouteilles vides en plastique, tagués de cœurs brisés, de croix gammées, de slogans divers. Il y souffle la brise chaude et nauséabonde des arrières cuisines et des centrales de climatisation des hôtel. Le chemin du tunisien qui n’a pas sa carte pour ‘entrer’ à la plage par la grande port. Sur les centaines de kilomètres des côtes tunisiennes,  les promenades au bord de l'eau ne dépasseront pas cinq toutes villes confondues. "Les villes arabes tournent le dos à la mer"  disait Camus. Les villes tunisiennes tournent le dos à leurs habitant. Pourquoi ?

Qui a oublié les trottoirs dans les villes de Tunisie? Qui a oublié les places publiques? Qui a décidé que l’arbre n’aura pas sa place en milieu urbain? Qui a fermé les yeux sur les petits et grands dépassements ? Dans quel but ?

Et les exemples de la rude expérience abondent. Le citadin dont les grands parents ou les parents avaient fui la paupérisation des médinas,  la précarité des campagnes, l’étroitesse des noyaux centraux des villes coloniales se retrouve dans ces quartiers nouveaux dépourvus de charme,  d’espaces publics et où la végétation est rare.

Pourquoi ?


Parce que, le disait Henri Lefèvbre dans "Le droit à la ville" :
Exclure de l’«urbain» des groupes, des classes, des individus,
c’est aussi les exclure de la civilisation sinon de la société. 
Le Droit à la Ville légitime le refus de se laisser écarter
de la réalité urbaine par une organisation discriminatoire, ségrégative.

La Tunisie a vécu en dictature et a composé avec ses ingrédients et ses manifestations pendant les 20 années en question, si ce n’est les 50. Et si l'architecture est bien la volonté d'une époque matérialisée dans l'espace, alors les villes Tunisiennes ne seraient autres que la matérialisation de cette dictature.

Le citadin exclu

Un État autoritaire génère des pseudo-citoyens, des citoyens inachevés, des petits acteurs exclus de la politique, exclus de toutes les politiques, politique de la ville en premier. Le citoyen est désintéressé de la chose publique, la déléguant exclusivement à l'autorité qui le gouverne. Il est dépourvu de son droit à participer.   Il attend les décisions et les actions d'en haut. C’est un citoyen seul, un produit du système, inconscient de sa capacité de modifier son sort, d'intervenir sur son environnement direct, de composer avec son voisin. C’est un citoyen dé personnifié, résigné.

La propagande du monumental

Dans son hégémonie sur l’identité collective, ce type d’état use de ‘La propagande du monumental’, disait Lénine. La propagande des réalisations, du ‘tout va pour le mieux’. Ce qui ne se voit plus n'existe plus. De ces réalisations « masque » naissent les villes vitrines : vitrines touristiques, mais aussi vitrines pour la société elle même. Il n’y a pas de bidonvilles en Tunisie.  Il y a en revanche, des villes pauvres que des’ grands projets’, des routes, des échangeurs, des ponts cachent, ou alors  n’atteindront pas.

Une corruption généralisée

Il y a aussi la corruptioncomme ailleurs, qui s’est généralisée à toutes les échelles de la production de l'urbain. La gestion de sa visibilité a été soigneusement manipulée.  Le Tunisien a vu de ses yeux des forêts déboisées et transformées en parcs de villas individuelles, des routes publiques desservir (avant même leur achèvement des terrains inconstructibles) sur des ruines puniques... Les mafias des villes, de l'immobilier, les passe-droits, les hectares de terrains (poumons vitaux à l’extension des villes) cédés à la spéculation foncière avec des plans directeurs qui font une page et demi.  Le Tunisien, se retrouve dépossédé de son paysage, de l’histoire mais encore de l’avenir de ses villes.

Une commande publique faussée 

La commande publique, qui est supposée être le meilleur catalyseur  du changement en architecture, qui permet l’introduction de nouveaux thèmes, de nouvelles idées, de nouvelles techniques de construction, de nouvelles esthétiques, de nouveaux acteurs de l’urbain a été faussée, des années durant.  Fausser la transparence du processus de la commande publique, c’est fausser tout le processus d’évolution des idées et des technique. Ce n’est autre que bloquer le processus de la modernité, de la nouveauté et du progrès.

Quand, il y a une dizaine d’années, il a fallu construire une nouvelle (et unique) École d’Architecture en Tunisie,  le projet gagnant du concours a été écarté, aucun débat, aucun avis n’a été pris en compte. Un projet qui ne représentait personne, sauf celui qui l’a construit et celui qui l’a choisi a été imposé; et avec lui s’est imposé le dicton : « Hammam National d’Architecture et d’Urbanisme». 

Volontarisme, corruption, négation du débat,  quoi d’autre qu’une frappe de plein fouet donnée au processus de la construction identitaire d’une société ?

Une économie de la rente

Aussi, la ville se dessine à l'image des choix économiques. L’économie de la rente, à toutes les échelles, crée les bulles immobilières, l’hégémonie,  la spéculation, génère une densité horrifiante, des coefficients d’occupation du sol qui défient toutes les normes. Ceci va du petit propriétaire qui asphyxie  sa parcelle de studios à louer, d’étages pour les enfants, d’extensions et de rehausses d’extensions, au promoteur immobilier qui bétonne les centimètres carrés et les millimètres carrés pour rentabiliser; bannissant à jamais, l’idée d’un jardin, l’espace vert, l’espace public et tout ce qui relève du commun (si ce n’est le parking !).


Et ainsi naît, s’installe et se propage, un certain style. Un vocabulaire  architectural hybride.  A des fonctions et des programmes actuels se collent sans réelle syntaxe les postiches connotés : une certaine forme de ‘spectacle’, de clins d’ œil plus ou moins révélés, qui évoluent à grande vitesse.  

Cette syntaxe de l’addition et de la superposition d’éléments décoratifs de différentes tendances pourrait être qualifiée de « postmoderne ».  Pour mieux comprendre cette situation de mutation, une promenade à La Kasbah de Tunis ou sur l’avenue Mohamed V seront édifiantes.

A l’héritage dit arabe, la colonisation française apporte une réponse dans la continuité directe : le style néo-mauresque, visible au Collège Sadiki, dans les ministères de la place du gouvernement et d’autres bâtiments administratifs et scolaires à travers la Tunisie. 

A l’Indépendance, Bourguiba, en virulent progressiste, s’est posé dans le déni de cette continuité.  Il voulait pour la Tunisie moderne le style international.

L’image d’une Tunisie nouvelle qui parle le même langage que l’Occident, qui suit son même parcours vers la modernité.  Cette image reste visible à Tunis, sur la rive Ouest de l’avenue Med V, la Tunisie bancable, vitrine d’un pays qui a rompu avec ses ‘fardeaux passéistes’.  

Mais elle est aussi visible dans toutes les écoles publiques, les lycées, les administrations étatiques  construites après l’Indépendance.  Une écriture sans références, sans connotations, sans volonté d’appartenance mais surtout construite en vitesse et avec peu de moyens.

A cette austérité moderne, comme ailleurs dans le monde, suivra l’architecture spectacle.  La Tunisie vit du tourisme, la Tunisie doit être exotique, vendable.  Mais aussi, la Tunisie se souvient qu’elle est arabe et musulmane et qu’elle doit le montrer aux autres mais aussi à elle-même. 

L’artisanat, les métiers de la construction traditionnelle, sont ressortis d’un gel d’une vingtaine d’années pendant lesquelles ils avaient peu évolué, si ce n’est, reculé.  Des artisans marocains ont même été commissionnés à cette époque pour faire le travail que les tunisiens ne savaient plus faire.

« Less is bore », Moins est ennuyeux, disait Robert Venturi. 

Tous les architectes de la génération des années 90 se souviennent du moment où ils ont commencé à « arrondir les angles », à repasser sur les angles droits de leurs projets et dessiner des arcs, des voutes et des dômes.  Qu’a-t-il pu se passer à ce moment là ?

L’Hôtel de Ville de Tunis, livré en 1998, achève d’installer la syntaxe stylistique nouvelle.  L’image recherchée est celle d’un bloc de verre dans une ‘dentelle’ de motifs décoratifs ‘arabisants’.  En architecture, dans le fonctionnement des éléments qui composent une construction, tout ce qui n’est pas utile à la logique constructive adoptée, revient au domaine du décor.  

Orner (à volonté) les composantes actives d’une construction est une chose, mais rapporter des éléments « étrangers » au processus en est une autre.  Cette enveloppe extérieure de l’hôtel de ville accrochée là à la colle forte, ou presque, est en fait de l’ordre du ‘décor de théâtre en carton’.  Un bâtiment est construit puis une histoire choisie, déterminée, lui est collée à la peau. Dans le langage des architectes, ceci est appelé : kitsch, ‘crème chantilly’... 

Ce bâtiment a maintenant été adopté par les Tunisois qui l’aiment et l’utilisent sans se poser de questions. Il représente à lui seul tous les thèmes favoris de la tunisianité nouvelle,  une note de modernité sous le manteau désuet de la gloire perdue (laquelle ? peu sauront dire exactement), de la nostalgie, de la peur de dissolution identitaire qui menace, la peur de l’oubli.  Alors tout ce qui peut évoquer de près ou de loin ces thèmes chers à nos cœurs, même si ce n’est que le décor creux et cartonné d’une façade que l’Histoire ne retiendra probablement pas est le bienvenu.

Tout ceci ne peut être que transitoire, la volonté de l’époque d’une société adolescente, qui cherche encore une image à construire. 

Voici donc ce dont nous héritons : Une approche totalitaire qui traite avec ce pseudo citoyen, le pseudo-citadin mais encore le pseudo-constructeur !  Des personnages, amoindris parce que –pour une raison ou pour une autre-  ils oublient d’intégrer la question publique dans sa plus grande complexité : la terre, le paysage, la ville, l’histoire et l’avenir,  le voisin, le voisin du voisin. 

Et de ce fait, une certaine ‘laideur’ s’installe; parce que s’installe le cercle vicieux: A la ville qui agresse son habitant, l’habitant qui agresse sa ville.

« Par un certain usage du temps, le citoyen résiste à l’Etat.  Il se déroule une lutte pour l’appropriation dans laquelle les rythmes jouent un rôle majeur.  Par eux, le temps social, donc civil, cherche et parvient à se soustraire au temps étatique, linéaire, eurythmique, mesuré, mesurant.  Ainsi l’espace public, espace de représentation, devient spontanément lieu de promenades, de rencontres, de pourparlers, de négoces et négociations, il se théâtralise…  Ainsi se relient à l’espace le temps et les rythmes des gens qui l’occupent. »  Henri Lefèvbre, Rythmanalyse des villes méditerranéennes






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