DE LA GESTION DES ARDEURS, LETTRE A SOUAD [5]

DE LA GESTION DES ARDEURS

LETTRE A SOUAD (5)


Tunis, le 30 janvier 2020


Félicitations ! La grève des agents de nettoyage est levée à Tunis. Il parait qu’il a suffi d’une dernière séance de travail qualifiée de cordiale entre la mairesse et ses fils ‘Abna’uha al-baladiyyun’ [sic]! Merveilleux, bravo. Tunis sera (à moitié) propre, de nouveau.
Pendant six jours, on a vu les tripes des quartiers de Tunis jaillir, s’agglutiner, se disséminer éhontément autour de nous. On a vu le revers du spectacle de nos vies quotidiennes se lancer à nos figures chaque matin, pour nous rappeler aux uns aux autres de quoi étaient faits les restes ordinaires de nos civilités et incivilités communes.
De l’intérieur, une fois à l’abri des tableaux barbouillés de nos ordures à chaque coin de rue, on a suivi la petite guerre de famille entre les agents municipaux et leur municipalité. Pour résumer, les agents ont déclaré la grève un vendredi. Leur porte-parole dit qu’ils demandent du matériel décent pour travailler: des gants, des chaussures, des manteaux, de nouveaux uniformes (qui n’ont pas été renouvelés en 2019), une révision des compensations des heures de nuit, une hausse des primes pour les Aids et la rentrée scolaire. 

La municipalité dit, quant à elle, que leurs demandes d'augmentation de salaire étaient "exagérées". Devant l’impossibilité de les remettre au travail, la municipalité a menacé de commissionner des sociétés privées pour lever les ordures et a glorieusement publié les photos de camions non-municipaux à l’œuvre. Puis, elle a accusé ses propres agents d’agressions, au lance-pierre, contre les opérateurs des nettoyeurs privés. 

Mais comme dans toute rixe ‘familiale’, l’histoire finit par se calmer. La municipalité rappelle à ses ‘enfants’ [sic] que leurs salaires n’étaient pas de ses prérogatives, elle leur promet de nouveaux habits pour février, joue sur la carte de la responsabilité de l’affaiblissement du système immunitaire de toute un nation face au coronavirus rampant, cède sur un point ou deux [qu’on ne comprend pas vraiment], promet d’accompagner les agents dans leurs revendications au ministère et à la Wilaya. Le problème est subtilement déplacé vers d’autres horizons bureaucratiques. Cela arrive même dans les meilleures familles (napolitaines). Et la vie reprend son cours. Tunis est re-mi-propre!

Pourtant, il devrait y avoir quelques leçons à retenir, même de tels petits accrochages municipaux familiaux. Ces quelques jours de plus grande proximité avec les ordures de ma ville (même s’ils ne sont pas les premiers) m’ont appris une ou deux choses, desquelles je ne suis pas fière.
La plus importante est que les sacs d’ordures ne s’éventrent pas d’eux-mêmes. Ils n’arrivent pas éventrés. Ce ne sont pas (que) les chats et chiens de quartier qui se chargent de les ouvrir. Et ce n’est pas (que) le vent qui se charge de les éparpiller: Ce sont des êtres humains, beaucoup d’êtres humains, hommes, femmes et enfants, qui viennent et reviennent, à la recherche de restes. Restes plastiques, choses et autres, mais aussi des restes de nourriture. Je les ai vus dans tous les quartiers que j’ai traversés ces derniers jours. C’est systématique, général et intolérable. Triste. Révoltant.

Ces êtres humains qui évoluent autour du monde des ordures ménagères ont l’air de former des communautés relativement organisées. Il y en a d’autres, mais la plus évidente est celle Berbecha collecteurs/collectrices de bouteilles en plastique. Personne ne les voit ? Ou personne ne veut les voir. Ils forment une sorte d’économie parallèle de la gestion des ordures et du recyclage. Pourquoi ils n’apparaissent pas dans le débat sur la gestion des ordures? Leur contribution au recyclage est vitale à un pays qui ne sait pas trier l’immense quantité de plastique qu’il rejette. Mais le chaos de cette dernière semaine, pendant laquelle ils ont étripé systématiquement chaque sac poubelle, causant le marasme, a montré leur relative capacité de nuisance et l’impuissance totale de la municipalité. Il n'y a ni syndicat à dénigrer, ni hiérarchie à attaquer.

Ce qui n’a pas été dit, cette dernière semaine, bien que l’opportunité s’y prêtait, c’est que la situation est devenue bien plus pourrie qu’une bagarre syndicale entre une entité nouvellement souveraine (mais qui n’a pas le mot sur les salaires de ses employés) et les représentants de 4000 travailleurs nouvellement syndiqués qui ne savent plus à qui s’adresser ni que demander tellement ils partent de loin, et qui –par peur de perdre leur travail- en sont venus aux pierres, pour certains, puis se sont résignés.

Ce que cette saleté de semaine a démontré à ceux qui voulaient bien le voir, c’est que les agents municipaux ne sont pas les seuls acteurs de la gestion des ordures ménagères dans nos villes. La municipalité ne maîtrise pas tout. Il y a des acteurs parallèles, informels, et les ignorer n’est pas une solution. Ils sont utiles au process, ils sont partie prenante dans le process, mais leurs méthodes, leur sécurité, leur santé, leur dignité ne sont pas du débat. Personne ne leur donnera de gants, à eux.

Ce qu’il aurait fallu aussi dire (et qui n’a pas été dit une seule fois) c’est que, tout citoyen devrait être conscient que ce qu’il jette à la poubelle n’est pas (ou plus) une matière en fin de vie. Des mains humaines –avec ou sans gants- les traversent, les fouillent, les trient. Tout citoyen devrait être conscient, à ce stade, que trier ses poubelles devient une affaire de respect de la dignité humaine, avant même d’être une affaire d’écologie. Pas une fois la question du tri n’a été mentionnée, pas une.

Les 4000 agents dits fils de la municipalité de Tunis devraient être les premiers à demander des poubelles compartimentées, pré-triées à leur municipalité 'parente'. Ils ne le font pas car ils sont au degré zéro de ce qu’ils croient pouvoir demander. Ils ne le font pas, car à la première occasion, ils sont accusés de revendre leur matériel, d’être à l’origine la peste, du choléra, du corona et de toutes les horreurs. Et ils ne le font pas car ils sont probablement désespérés des consciences de leurs concitoyens.

Les ordures ne sont pas ce qu’on en voit. Les ordures, les vraies, sont l’indifférence, l’arrogance, l’acharnement à creuser l’inégalité, à la justifier, à la généraliser. Il n’est pas honteux de vivre quelques jours dans des rues sales parce que les agents de nettoyage ont des droits syndicaux et qu’ils aient décidé de les revendiquer. Ce qui est honteux, c’est de continuer de ne pas vouloir comprendre, ou de prétendre ne pas comprendre, alors qu’il suffirait de filmer deux bennes à ordures pendant 48 heures pour se rendre compte du monde qui y évolue. La honte c’est d’accepter de voir s’installer l’habitude que des humains (en théorie libres et égaux) fouillent indignement dans ce que d’autres ont laissé derrière eux pour gagner leur pain, et de n’y prêter aucune attention.

Triez, c’est tout.

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