LE CHÂTEAU DE MA GRAND-MÈRE


LE CHÂTEAU DE MA GRAND-MÈRE

Tunis, le 6 novembre 2018


Ma grand-mère est un monument
Elle est de ces monuments humbles et discrets
Sans fioritures et sans excès d’aucune sorte
Mais Dieu qu’il était majestueux, ce monument là
J’étais terrifiée à l’idée que le jour où elle mourrait
La bâtisse ne s’effondre
Elle est partie et le monument est resté
Plus debout que jamais

Ma grand-mère est née le 24 Octobre 1928. Elle a traversé ce siècle, à Tunis, comme une fleur, comme une brise d’été, silencieusement et discrètement. Elle savait lire et écrire, mais elle n’a jamais rien écrit. Elle savait lire et écrire seulement en français, et elle considérait que le fait de ne pas connaitre l’Arabe faisait d’elle une illettrée. C’était d’ailleurs peut-être son plus grand regret.


Ma grand-mère ne parlait pas beaucoup non plus. Bien avant la vieillesse, elle s’exprimait à coup de phrases courtes et claires, souvent affirmatives. Même les contes d’enfants devenaient très courts quand c’était elle qui les racontait. Quand c’était oui, c’était oui, et on n’en parlait plus. Quand c’était non, c’était aussi non et c’était inutile d’argumenter.


La dernière fois où j’ai vu ma grand-mère parler plus longtemps que quelques minutes, c’était avec sa grande sœur, paix à son âme. Elles s’asseyaient, toutes les deux et parlaient à voix basse pendant ce qui semblait durer une éternité. La même chose se produisait au téléphone. De tous les coups de fils, ceux avec Khalti Souad en particulier, et mes autres grand-tantes en général, étaient les plus longs. Pour nous, ses enfants et petits-enfants, il fallait compter sur d’autres formes de communication, plutôt non-verbales.


Comme j’aurais voulu que ma grand-mère écrive. Comme j’aurais voulu qu’elle témoigne de ce siècle, de cette ville, de cette société, de cette vie qu’elle a traversée. Elle aurait pu. Mais nous-autres, on n’écrit pas. On vit et on meurt dans la pudeur et la réserve, sous la couverture bienveillante de Dieu, « Taht sotr Allah ». Pourtant, elle aurait pu. Elle aurait pu nous dire comment on traverse une époque, comment on réagit au monde qui change, comment on survit dans une société malade et intolérante, comment une femme, veuve très tôt, traverse un siècle la tête haute et le devoir accompli. Certes, nous, sa famille proche, nous l’avons vue la faire, cette vie, petit bout par petit bout. « Betchaycha, betchaycha », comme elle aimait dire. Mais je me rends compte aujourd’hui, qu’on n’a pas su grand-chose de la traversée intérieure, de ses doutes, de ses regrets, de ses rêves. Car c’est là le propre des gens de son étoffe: Ils ne se plaignent pas à leurs paires, ils prient.


Ma Grand-mère n’écrivait pas et ne parlait pas beaucoup, mais Dieu comme elle écoutait bien! C’est la meilleure que je connaisse, en art de l’écoute. Elle n’interrompait jamais, jamais, avant d’avoir estimé que la conversation était finie. Elle regardait toujours ses interlocuteurs droit dans les yeux. Elle avait une patience à toute épreuve pour les sujets qu’elle estimait importants. Pour toutes les autres mièvreries, il y avait toujours l’heure des ablutions et de la prière (même avant l’heure), pour prétexte. Les discussions lui servaient à prendre des décisions. Et Dieu sait comme elle avait ce talent déroutant de prendre des décisions inébranlables à la vitesse de la lumière. Ainsi, la plus farfelue des discussions avec ma grand-mère pouvait changer le cours des choses. Pour elle, les paroles ne sont bonnes qu’à se transformer en faits et gestes, ou sinon, c’est du vent. Et elle n’aimait pas le vent.


Ma grand-mère avait ce talent rare qui la différenciait des personnes de sa génération et de son environnement. Elle savait écouter sans juger. Pas de sermons. Pas de reproches. Pas de Hlel ou de Hram. Pas de ça se fait ou ça ne se fait pas. Elle avait l’aura de ces gens pieux et cléments, mais, de la manière la plus inattendue, libres. C’est ce qui explique peut-être l’incroyable quiétude que les gens ressentaient, quand ils étaient en sa compagnie. On pouvait tout lui dire sans risquer d’être classé dans l’une des cases, si habituelles, dans nos contrées. Je me suis longtemps demandée où elle avait pu apprendre ceci sans avoir voyagé et sans avoir beaucoup lu. Puis j’ai compris que d’autres types de rencontres pouvaient apprendre ces formes de liberté, d’empathie et de tolérance. Dans le cas de ma grand-mère, c’était la rencontre avec la douleur.


Avant la vieillesse, ma grand-mère ne pleuraient pas. Je me souviens de la première fois où je l’ai vue pleurer et d’avoir réalisé, à l’occasion, que les grandes personnes pouvaient aussi pleurer. C’était en 1982, devant sa télévision, en regardant les nouvelles de Sabra et Chatila aux informations. Ce jour-là, j’ai aussi réalisé que les choses du monde (le grand) étaient au moins aussi importantes que les choses du petit monde qui nous entourait. Elles avaient la capacité de faire pleurer ma grand-mère et il fallait commencer à s’y intéresser.


Ma grand-mère, dans sa solitude et son monde restreint, était une mordue d’informations. Elle se réveillait aux aurores, faisait sa prière, puis la maison devenait le domaine de la radio. Chez ma grand-mère, il y a toujours eu une radio par chambre et la télévision, toutes allumées simultanément, sur des chaines différentes. Dieu lui pardonne, c’était peut-être la plus grande consommatrice de piles électriques de Tunis. La radio nationale, la radio libyenne, la radio égyptienne, la télévision saoudienne et d’autres. Certaines l’accompagnaient jusque dans son sommeil. Toutes meublaient une sorte de vie parallèle avec ses héros, ses gentils, ses méchants, ses drames, ses joies et ses grandes déceptions . Le monde pouvait s’arrêter si ma grand-mère n’en écoutait pas les nouvelles !


Ma grand-mère, comme tous les gens de sa génération, connaissait et comprenait les leaders comme Bourguiba, Nasser, Kaddafi, Saddam, Assad, Hussein et les autres comme les membres de sa famille. D’ailleurs, les premiers échanges d’une discussion tournaient toujours autour de choses politiques de Tunisie et du monde arabe, bien avant les affaires familiales. On a compris, bien plus tard, que du fait qu’elle ne comprenait pas parfaitement l’arabe littéraire, les informations lui arrivaient quelque peu distordues. Ensuite, après la ou les révolutions du monde arabe, avec le changement de ton des radios, elle s’est retrouvée désarçonnée. La mort de Kaddafi était la cerise sur le gâteau; c’est avec elle qu’elle a perdu le fil d’une actualité qu’elle avait suivie toute sa vie et qu’elle pensait maîtriser à la perfection. Le nombre de présidents, de ministres de Tunisie et d’ailleurs que ma grand-mère a virtuellement placés, déplacés ou limogés ces dernières années se compte en dizaines. Quand on en rigolait, elle riait aussi, mais de ce rire qui nous disait que c’était nous qui avions mal-compris et qu’il fallait attendre de voir. Attendre. Et voir.


Ma grand-mère s’est retrouvée veuve à l’âge de dix-neuf ans et a vécu veuve toute sa vie. Rien, en théorie, ne la préparait à vivre la vie qu’elle a vécue. En pratique, il a fallu, très tôt, qu’elle retrousse les manches et qu’elle sorte de la maison familiale, Safsari sur tenue de ville, et qu’elle aille travailler. Elle a travaillé une vie entière. C’est ainsi que je l’ai connue. Quand les grands-mères des autres, y compris mon autre grand-mère, avaient pour domaines leurs maisons, leurs familles proches et lointaines et leurs cuisines, Manou avait le tout Tunis pour domaine.


Et elle me prenait avec elle, quand mes parents travaillaient, c’est-à-dire souvent, dans son royaume. Le centre-ville, les vitrines du centre-ville, son bureau dans le bâtiment de STEG, la Rue de la Kasbah, le TGM, la Goulette, l’Ariana, le Bardo et puis… la Marsa. Ah, la Marsa. Le paradis perdu. Le royaume de tous ses souvenirs d’enfance et de sa jeunesse fauchée. Ma grand-mère aimait la mer et aimait tout ce qui se rapprochait de la mer, de près ou de loin. Elle n’aimait plus la Medina, en revanche. Ou du moins, c’est ce qu’elle prétendait. Elle ne comprenait pas pourquoi la Medina pouvait m’intéresser. Que vas-tu faire là-bas? Pourtant, elle montrait une affection particulière à toutes les petites choses que je lui ramenais de la Medina. Contrairement aux autres cadeaux, qu’elle ré-offrait souvent, elle gardait jalousement les bricoles de Souq el-Attarine. Dernièrement, elle a été affolée de croire avoir perdu un petit bâton de musc qui était dans son sac depuis des mois. Qu’y avait-il de si important dans cet bâton parfumé insignifiant ? Était-ce une senteur d’enfance ? Peut-être, qui sait.


Je l’avais accompagnée quelques fois, à son bureau, à la STEG. Je l’y ai vue à l’œuvre, avec un soupçon d’autorité bienveillante qu’on ne voyait pas à la maison. Puis, aussitôt le seuil du milieu de travail franchi, je retrouvais ma grand-mère. On s’arrêtait à la Parisienne. Je me souviens de la vitrine de gâteaux. Ma hauteur m’offrait une vue rasante et détaillée sur l’étalage de cigares roulés pralinés fourrés à la crème, avec des amandes concassées à chaque bout. Il ne fallait pas manger dans la rue, jamais. Alors je tenais cette main à peine plus grande que la mienne qui dépassait du Safsari. Et on marchait, elle et moi, main dans la main, silencieusement, avec notre trésor en pâtisseries siciliennes, comme deux enfants complices d’avoir la même gourmandise. On était amies. Comme toute personne qui n’a pas eu de jeunesse, ma grand-mère avait une âme d’enfant. Et c’est là toute l’histoire.


De cette âme d’enfant, jamais je n’ai vu un signe extérieur de frivolité ou la moindre forme de légèreté. Je ne me souviens même pas avoir entendu ma grand-mère rire de ces rire incontrôlables, bruyants et libérés que peuvent avoir les femmes. Quand elle riait, c’était d’un rire silencieux, étouffé, bizarrement orienté vers intérieur. Son visage rougissait au plus haut point, ses yeux se mouillait et se fermaient jusqu’à disparaître complètement de la surface de son visage. Très souvent, cela finissait dramatiquement avec un étouffement total que seul un verre d’eau ou des coups sur le dos pouvaient arrêter. A chaque fois qu’elle riait, on avait peur de la perdre. Et ce, depuis toujours.


Mais moi, je sais. Mon frère, mes cousins et cousines, nos enfants et tous les autres enfants de la famille savent. Est-ce par hasard qu’elle retenait immédiatement les prénoms de chaque nouveau-né de la famille ou des amis ? Chaque enfant qui naît –proche ou lointain- a immédiatement sa place réservée dans le cœur de ma grand-mère. Il a d’ailleurs aussi sa brassière en tricot allouée, bleue (jawhri) ou rose (Ghabra) ou blanche (baidha) consciencieusement commencée des semaines avant la naissance. Et on sait maintenant, que ceux qui sont nés avec des brassières d’autres couleurs sont nés en temps de pénurie de bonne laine, ou sinon que ma tante ou mon oncle n’avaient pas ramené les pelotes de France ou d’Italie, à temps. Elle aimait les anniversaires, comme les enfants. Elle aimait les Mouleds, comme les enfants. Et elle aimait les Aids Seghirs, aussi comme les enfants. Quand on n’a pas eu de jeunesse, on reste- quelque part- enfant, je crois.


De nous, c’est-à-dire de ma mère, ma tante et moi, elle n’avait pu tirer aucun talent dans les arts manuels qu’elle maîtrisait. De moi, elle n’a jamais pu sortir le moindre nœud de tricot, ou point de broderie, ou aucune pâte fine de pâtisserie. Je la soupçonne, d’ailleurs, de ne jamais avoir voulu sincèrement nous apprendre, de peur que l’on soit –comme elle- emprisonnées dans des activités lentes, domestiques, qui nous accrocheraient à l’intérieur. Elle voulait qu’on sorte, qu’on voie le monde. Elle voulait qu’on soit libres.


Quand j’ai eu 5 ans. Ma grand-mère a tenu à ce que j’aie –pour cadeau d’anniversaire- un vélo. Je me rappelle de ce jour comme si c’était hier. Nous étions, elle, mon père et moi devant ce magnifique vélo. Elle insistait pour que ce soit elle qui paye le cadeau malgré la résistance de mon père qui craignait que ce ne soit une trop grande dépense pour elle. Je me souviens de mon magnifique premier vrai vélo bleu-métallisé, fier comme un cheval, avec ses deux petites roulettes d’appoint. Puis, quand j’ai appris à rouler sans petites roues, je me souviens à quel point ma grand-mère a été fière.


Je sais, je suis sûre et certaine qu’elle aurait voulu avoir un vélo, elle aussi. Je suis sûre qu’elle rêvait d’arpenter Tunis, de bon matin, son Safsari au vent, au lieu de devoir marcher, attendre les bus, les tramways, les taxis ou d’attendre qu’on la conduise ici et là. Je suis sûre qu’elle enviait ces hommes qui slalomaient dans la ville sur leurs deux roues. Mais comment faire quand la vie a vite achevé de vous apprendre à attirer le minimum d’attention pour pouvoir survivre? Comment faire quand on a compris que pour vivre, il fallait se faire oublier? Comment faire quand le regard d’une société vous épie, vous attend au tournant? Comment faire? Eh bien, on ne monte pas à vélo.


Il y a déjà eu beaucoup d’autres au-revoirs lors desquels on avait pleuré, avant celui-ci. Pour tous les adieux, il y avait des legs pour accompagner le voyage. Quand je suis partie à Paris la première fois, il y a très longtemps, parmi plusieurs autres affaires, ma grand-mère avait mis dans ma valise de magnifiques draps à fleurs en coton d’Égypte cousus par ma grand-tante Zeyneb. Je n’avais pas bien compris; elle ne voulait pas que je dorme dans des draps d’internat. C’était ainsi pour chaque voyage et Dieu sait s’il y en a eu. Pour ce voyage-ci, elle ne m’a pas attendue, elle est partie sans me dire au revoir. Et me voilà restée avec les milliers de petites pièces du puzzle des au-revoirs passés, à essayer de construire. Merci pour les beaux draps, Manou !


Je ne saurai pas où m’arrêter, je crois que je pourrai écrire très longtemps. J’aurais tant voulu qu’elle écrive elle-même. Mais quand on a vécu comme elle a vécu, là où elle a vécu, il n’y a aucune chance que l’on veuille parler de sa propre vie. Maintenant qu’elle est partie, libre comme l’air, peut-on au moins écrire? Peut-on dire à quel point cela a été un privilège de la connaitre et de la côtoyer, elle qui dans sa timidité et sa réserve obsessionnelles, a tout fait pour se faire toute petite et garder une distance de sécurité avec le monde. D’ailleurs, je me demande si cette urgence d’écrire qui est chez moi, ne viendrait pas de ce besoin constant de réserve qui est chez les miens. Mais ça, c’est une autre histoire.


Il y a une expression que ma grand-mère utilisait souvent en signe d’affection ou de gratitude. Je ne connais personne d’autre qui l’utilise et je ne me souviens plus quand elle a arrêté de l’utiliser: « Yarrak ma Tmoutech ». Puisse-tu ne jamais mourir, nous disait-elle. Manou, puisse la terre de ce pays que tu as tant aimé t’être légère et douce. Puisse-tu reposer en paix et en liberté. Puisse Dieu t’accueillir dans son infinie bonté et miséricorde. Puisse Dieu faire que l’on soit à la hauteur du legs. Puisse ton souvenir porter le parfum de jasmin et de musc partout où il passera, comme le faisait ta présence. Yarrak ma tmoutech, Manou.

Commentaires

  1. Très touchant j'en ai les larmes aux yeux. Allah yarhamha c'était sans doute une femme exceptionnelle. Paix a son âme

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