DES FUNÉRAILLES ET UNE VILLE
DES FUNÉRAILLES ET UNE VILLE
Ce nous disent les funérailles d’un président sur l’état de nos villes
Tunis, le 13 Août 2019
Ce texte n'est pas une lettre à Souad, même si il pourrait en avoir l'air, et même si il en avait la vocation, au départ. La raison principale est que Souad n'y peut rien; on n'a visiblement pas donné assez de pouvoir aux maires! La seconde raison est que, aujourd'hui c'est la journée nationale de la femme. Donc, trêve!
Comme beaucoup d’autres Tunisiens, le 25 juillet 2019, j’ai regardé, dans ses moindres détails, la marche funèbre du président de la république. Malgré le prestige de la cérémonie et la sincérité de l’émotion de la foule venue l'accompagner vers sa dernière demeure, il était impossible de ne pas voir, ce jour-là, simplement, la dépouille d’un homme qui traverse, pour la dernière fois, sa ville natale, le devoir accompli.
Quand la mort frappe, l’histoire défile. Ou disons qu’une histoire défile. Chacun de nous a vu défiler, avec la marche, des parts de lui-même, de ses proches perdus, de son propre parcours, de son rapport au pays, à l’état, à la terre. Chacun a dû gérer, pour un moment, la complexité de ses émotions les plus profondes, la part d’irrationnel en lui-même. Ce jour-là, dans mon cas, pour des raisons qui me dépassent, la vue de ce cercueil qui avance dans la ville, lentement, dignement, dans la gratitude et la tristesse, les bruits et les chants qui l’entourent, ont éveillé autre chose que l’histoire d’un pays et le (fabuleux) destin d’un homme. Pendant deux heures de temps, ce que je voyais se déployer sur l’écran, étaient les images d’une ville, Tunis, vue dans le contexte grave et solennel du moment.
Je me suis rappelée comme cette ville était belle et comme elle était… blessée.
A moins d’y avoir longuement entraîné son œil et son esprit, on oublie souvent de regarder les quartiers, les rues, les constructions, les monuments et les plaies des villes où nous vivons. Et c’est normal ; nous ne voyons de l’urbain que le meilleur ou le pire. Le rôle même d’une ville n’est pas d’être vue; il est de donner à voir, de donner à vivre, de donner à échanger, à se déplacer, à communiquer, à se divertir. Et un jour de funérailles publiques, le rôle d’une ville devient de donner à mourir dans l’honneur. Tunis a joué le jeu, ce 25 juillet.
Le sentiment de fierté presque unanime ressenti lors de ces funérailles nationales provient, bien sûr, du sentiment (et de la presque surprise) d’appartenance à un pays dont les institutions sont solides et qui reconnait la valeur de ceux qui lui ont été loyaux. Mais, il revient aussi au fait de voir cette gloire –certes relative- en dur, matérialisée, bâtie. En effet, ce que les images disaient, sans ambiguïté, c’est que ce cortège funèbre n’était pas en train de traverser un paysage aride, ni une scène affectée par la misère ou la guerre ou une quelconque forme de désolation... Le cortège a traversé, une ville digne, décente, vivante, ouverte, (miraculeusement) nettoyée pour l’occasion : Carthage, la colline de Birsa, verte, somptueuse. Des routes propres. De nouveaux quartiers en évolution. L’avenue Mohamed V avec ses bâtiments imposants. L’avenue Bourguiba, la place, une horloge, la statue du père fondateur de la nation. Le cimetière du Zallej, verdoyant (à ne pas y croire !). Puis, le mausolée de Sidi Belhassen, élégant, préservé… Un décor dit la pérennité d’un état bâtisseur. Consciemment ou pas, ce décor a contribué à la gravité de la scène. Cette ville que l’on traverse tous les jours et que l’on insulte tous les jours, n’est pas si mal, après tout. Il suffirait peut-être d’en prendre soin ? Un coup de balai, un coup de peinture, et visiblement, c’est possible.
Ce n’est pas aussi simple, et c’est bien cela que nous ont montré les deux heures de travelling de Carthage à Tunis-sud. On peut toujours continuer de croire que les problèmes de Tunis sont des problèmes d’ordre sanitaire et d’embellissement et qu’il suffirait de moyens et d’investissements. Mais il faut le savoir : en réfléchissant de la sorte, on réfléchit aux symptômes, et non pas leurs causes.
Prenons seulement ce dernier voyage du président dans Tunis, et voyons ce qu’il nous dit sur elle :
D’abord, il y a cet effrayant contraste entre les quartiers. Entre Carthage et Bab Alioua, les entrepôts et les immeubles qui flanchent de Moncef Bey, le manège du rond-point géant, le tissu urbain mutilé de Tunis Sud, l’écart est effroyable. Le maquillage n’a pas su masquer le chaos. Quelques kilomètres à travers ce qui est supposé être les lieux les mieux maintenus de la ville suffisent pour le comprendre. Tunis est une ville inégalitaire, le tissu urbain y est ségrégué et il est conçu pour le rester.
Ensuite, il y a cette route cordon, Tunis-Marsa, qui relie le centre à banlieue. C’est la colonne vertébrale du Grand Tunis; elle dessert et relie les nouveaux quartiers. Et elle est un non-lieu total ! Une double-voie avec des arbustes plantés dans le terre plein central de quelques dizaines de centimètres (autant dire qu'ils ne grandiront jamais!). Une route sans transports en commun, sans mobilier urbain, sans consistance. Ainsi se déplace-t-on ici : en vitesse (si Dieu le veut), d’ilot urbain en ilot urbain. La bouche de chaque ilot est un check-point. Entre un ilot et l’autre, une voie rapide que seuls animent les barrières routières, des passerelles pour piétons hideuses, et bien sûr, des affiches publicitaires. Ainsi vit-on, ici, dans une ville que l’on croirait dessinée pour les voitures avant les humains. Une ville où on ne marche pas (quand on peut se le permettre).
Puis, il y a cette minéralité, désespérante et cruelle minéralité. Tunis est une ville sans arbres, sans ombre. De Carthage au Zellaj, la road-trip funèbre nous rappelle que la verdure est un luxe, un privilège. Elle s’arrête à Carthage et recommence timidement au centre-ville; entre les deux elle lutte! Entre les deux, la vue des cranes nus ou couverts des foules sous le soleil brise le cœur. L’ombre d’un feuillage n’est pas celle d’un voile de béton. L’ombre d’un arbre est une bénédiction. Tunis semble avoir tourné le dos à cette forme de bénédiction.
Et puis, il y a eu le moment du passage obligé du cortège funèbre, devancé par la cavalerie, le long du pont Cyrus le Grand. L’instinct d’un cheval ne trompe pas, l’un des chevaux est pris d’angoisse. Les chevaux de notre cavalerie nationale, même les chevaux, ont compris que c’est là où réside la plaie. Cyrus le Grand n’est pas un pont. Cyrus le Grand est une calamité, c’est une muraille, c’est une frontière. Sous prétexte d’enjamber le centre de Tunis et de ‘fluidifier’ son entrée, ce passage routier surélevé coupe Tunis de Tunis. Il coupe Tunis de son lac, de son port, il coupe Tunis de la mer. Vous avez beau le barioler et le re-barioler de graffitis, il est laid. Même si Van Gogh venait le peindre, il resterait laid. Sa laideur provient du manque de vision qui l’a produit. « Fluidifier la circulation ». Cette expression revient des dizaines de fois dans le plan directeur de la ville de Tunis. La stratégie est la même, construire des ponts échangeurs urbains, une infrastructure en forme de circuits de Formule-1 dans une ville de deux millions d’habitants! Ben Ali avait adoré la stratégie. Pour enjamber une route de 25 mètres, on coule des milliers de tonnes de béton, on crée des centaines de mètres de murailles routières entre les quartiers, qui les coupent les uns des autres, rendant ainsi l’expérience d’un piéton ou d’un cycliste infernale, et pire que tout, rendant la perspective qu’un jour, ces quartiers soient reliés par un tramway ou une toute autre forme de réseau de transport en commun impossible.
Regardez une carte de Tunis. Pensez au quartier dans lequel vous habitez. Vous vous rendrez compte que -- où que soyez dans la ville-- vous habitez dans une poche. Une poche résidentielle ou mixte cernée par des voies rapides, qui la séparent de la poche voisine ; et que le tout est articulé par des échangeurs routiers (existants ou en attente). Et souvenez-vous que (à quelques exceptions près) vous accédez à votre quartier par des entrées aisément contrôlées par un barrage policier. Pour exagérer, mais à peine, ce n’est pas votre circulation que le concepteur de votre quartier a cherché à fluidifier, c’est celle de ceux chargés de le sécuriser... et mieux le contrôler.
Il est temps de le voir, il est de le comprendre, il est temps de le dire. Il est temps d’arrêter de faire de l’urbanisme policier sous prétexte que c’est ainsi que l’on a l’habitude de dessiner les villes, ici. Il est grand temps de mesurer les incidences de ces ponts routiers et ces voies rapides qui sectionnent nos villes à la hache. Il est temps d’arrêter un moment les bétonnières, qui aujourd’hui-même, alors que les villes sont en faillite et les ministères en grande difficulté, continuent de couler des pont-routes dans la masse. A quoi (et à qui) profitent ces colosses de béton ? A quel prix nous fait-on gagner les quelques minutes d’embouteillages dans notre ville (si tel est le cas)?
Gardons en mémoire l’image de ce cheval accompagnant le cortège funèbre de Bejbouj, pris d’anxiété, en marchant au pas dans le lugubre passage longeant les piles du pont Cyrus le Grand. Il nous dit qu’aucune forme de révolution n’a encore touché l’urbain et nos méthodes de le produire, ici. Une ville ségréguée ne sera jamais propre. Une ville qui exclut et contraint injustement ses habitant ne peut pas être belle. Une ville où on ne peut pas marcher à l’ombre, vers le quartier voisin sans avoir à traverser une presqu’autoroute, n’en est pas une : C’est une agglomération de lotissements. Une ville dont le plan enterre de ses propres mains toutes les possibilités d’un réseau de transport futur, n’a pas d’avenir valable. Une ville où on ne sait pas vivre sans voiture, est un projet incomplet, voué à l’échec. Une ville sans vision est un monstre.
A la fin de la marche funèbre du 25 juillet, l’arrivée dans l’enceinte du Zallaj a ressemblé à un retour dans la matrice de cette ville! Après le chaos de Cyrus le Grand et de Bab Alioua, la nature reprend soudain ses droits. Une explosion de verdure. Soudain aussi, les accompagnateurs se déchaussent de leurs carcasses de tôles et.. ils marchent.. à l’ombre des arbres.. pour accompagner l’homme vers sa demeure finale. Ainsi se termine la magistrale leçon d’urbanisme sur Tunis, filmée en travelling horizontal, avec toutes les questions qu’elle pause, en suspens.
Clap clap clap
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