CORONA AU PAYS DES MERVEILLES [12]
Tunis, le 8 avril 2020,
Je pense à ma ville.
Si à Tunis, le besoin se faisait sentir d’isoler des quartiers les uns des autres pour cause sanitaire, il n’y aurait rien de plus simple à faire. Savez-vous pourquoi ? Parce que Tunis est une ville ségréguée et pensée pour le rester. Parce que Tunis est ainsi conçue et ainsi planifiée. Parce que c’est ainsi que l’on a fait et laissé faire la ville depuis les années 80, ici. Parce que celui qui a dessiné le Grand Tunis est un policier, et qu’il a fait de l’urbanisme policier, en connaissance de cause. Aujourd’hui, il pourrait se vanter d’avoir été (aussi) un pandemiologiste visionnaire et d'avoir imaginé une ville dont les quartiers sont des poches, délibérément contenues, assiégées. Deux, trois, quatre check-points au maximum pourraient suffire à contrôler un quartier. Cela s’appelle de l’urbanisme de contrôle.
Regardez une carte de la ville. Visualisez mentalement votre environnement direct. Rappelez-vous de vos habitudes de mouvements. Jusqu’où pouvez-vous marcher, autour de chez vous, avant de rencontrer une première frontière urbaine, une route à double-voie, un chenal, un mur, un muret, une barrière physique, un fil barbelé ? A quel moment, autour de vous, une route, une rue, un passage dont le but est de vous relier à votre milieu citadin, deviennent-ils oppressant et vous poussent à rebrousser chemin? A quel moment votre chemin est-il barré ?
Oui, vous êtes cernés ! Mais vous ne le savez pas. Celui qui a planifié votre quartier, le sait, lui.
Aucune forme de révolution n’a eu le temps d’atteindre la ville et les manières de la faire, ici. Le temps urbain est long, ici comme ailleurs. Dix ans sont passés et il semblerait que personne n’ait encore déroulé un plan directeur de Tunis sur une table et ne s’est réellement posé la question de comment la penser autrement que vue depuis le volant d’une voiture, ou de celui d’une patrouille de police!
Fluidifier Tunis. C’est celui-là le grand, le splendide, le grandiose projet pour la ville. C’est tout, circulez, il n’y a rien à voir. Cela fait au moins treize siècles que Tunis est un centre urbain majeur de la Méditerranée, et le projet de la décennie, est de… fluidifier ! Sous ce prétexte, on balafre le tissu urbain. En réalité, il serait plus juste de dire qu’on conçoit la ville pré-balafrée. Elle arrive, en amont, mutilée par de grandes voies, des échangeurs urbains, de routes rapides qui enjambent des rond points d’autres routes rapides, du mobilier urbain autoroutier qui quelques fois frôle à peine le balcon d’une chambre d’enfant ou le brin de bougainvilliers qui dépasse de la haie d’un jardin... Quelque chose sonne faux, très faux.
A qui profite la fluidification, au juste? Là est la question. Vous l’avez compris, mon argument ici c’est de dire que dans le projet, la priorité sera nécessairement donnée, dans la ville à ceux qui en possèdent le contrôle. Ce qu’il en résulte, c’est que l’on finit par couper –très violemment- des parties du tissu les unes des autres. Et des barricades naissent des inégalités. Ces inégalités ne sont pas nécessairement entre une partie et l’autre du tissu (même si c’est probable et latent), mais elles se creusent, en premier, entre ceux qui ont les moyens de franchir les barricades et ceux qui ne les ont pas. Et quand des piétons ont commencé à mourir en traversant et en sautant les haies des terre-pleins centraux de voies rapides les séparant de leurs voisins, on n’a pas remis en question la légitimité du projet. A la place, on a commencé les points-de-suture sur les blessures causées : de frêles passages piétons surélevés, des feux de circulation rarement respectés…
De mon quartier, cela faisait des mois (peut-être même des années) que je n’avais plus marché vers le quartier voisin. L’exercice requiert, en temps normal, de traverser une autoroute et de marcher sous un pont d'échangeur en béton. Tout ceci sans aucun passage piéton de prévu. Je suis consciente que d’autres que moi qui n’ont pas le choix le font quotidiennement. Mais pour moi qui ai connu les lieux avant que la densité de béton dans l’air ne le rende irrespirable, l’exercice est cruel.
L’autre jour, un moment avant le couvre-feu, j’ai traversé la frontière à pieds. Sans l’effroyable flux habituel des voitures, la voie était nue. Il y avait ici et là, sur la grande voie, quelques promeneurs, quelques vélos des fois suivis de petits vélos au milieu de la chaussée, un chien ou deux, un chat ou deux, un chant d’oiseaux en arrière-plan. Le même jour, j'avais lu dans un article plein d’espoir, une comparaison entre le moment que nous vivons et le moment exact de la formation d'une chrysalide, lors de la métamorphose d’une chenille en papillon. Et ce l'auteur en disait, c’est qu'au moment de la mue, la chrysalide était une sorte de soupe difforme et abjecte de matière vivante.
Ce jour là, la ville nue, dépourvue des engins en mouvement à qui elle a donné tous les privilèges dans le passé, et ne sachant que faire des nouvelles formes de vie qui sont en train d'y paraître maladroitement, m'a rappelé cette soupe. C’est fluide une soupe, après tout ! Je ne sais quels types de papillons pourraient en sortir. Mais je souhaite, peut-être, qui sait, vraiment, de tout cœur, que l'on gardera de tout ça quelques leçons de faire la ville et vivre en ville, autrement, ici, très bientôt!
Illustration: Sihem Lamine, échangeur routier
Aucune forme de révolution n’a eu le temps d’atteindre la ville et les manières de la faire, ici. Le temps urbain est long, ici comme ailleurs. Dix ans sont passés et il semblerait que personne n’ait encore déroulé un plan directeur de Tunis sur une table et ne s’est réellement posé la question de comment la penser autrement que vue depuis le volant d’une voiture, ou de celui d’une patrouille de police!
Fluidifier Tunis. C’est celui-là le grand, le splendide, le grandiose projet pour la ville. C’est tout, circulez, il n’y a rien à voir. Cela fait au moins treize siècles que Tunis est un centre urbain majeur de la Méditerranée, et le projet de la décennie, est de… fluidifier ! Sous ce prétexte, on balafre le tissu urbain. En réalité, il serait plus juste de dire qu’on conçoit la ville pré-balafrée. Elle arrive, en amont, mutilée par de grandes voies, des échangeurs urbains, de routes rapides qui enjambent des rond points d’autres routes rapides, du mobilier urbain autoroutier qui quelques fois frôle à peine le balcon d’une chambre d’enfant ou le brin de bougainvilliers qui dépasse de la haie d’un jardin... Quelque chose sonne faux, très faux.
A qui profite la fluidification, au juste? Là est la question. Vous l’avez compris, mon argument ici c’est de dire que dans le projet, la priorité sera nécessairement donnée, dans la ville à ceux qui en possèdent le contrôle. Ce qu’il en résulte, c’est que l’on finit par couper –très violemment- des parties du tissu les unes des autres. Et des barricades naissent des inégalités. Ces inégalités ne sont pas nécessairement entre une partie et l’autre du tissu (même si c’est probable et latent), mais elles se creusent, en premier, entre ceux qui ont les moyens de franchir les barricades et ceux qui ne les ont pas. Et quand des piétons ont commencé à mourir en traversant et en sautant les haies des terre-pleins centraux de voies rapides les séparant de leurs voisins, on n’a pas remis en question la légitimité du projet. A la place, on a commencé les points-de-suture sur les blessures causées : de frêles passages piétons surélevés, des feux de circulation rarement respectés…
De mon quartier, cela faisait des mois (peut-être même des années) que je n’avais plus marché vers le quartier voisin. L’exercice requiert, en temps normal, de traverser une autoroute et de marcher sous un pont d'échangeur en béton. Tout ceci sans aucun passage piéton de prévu. Je suis consciente que d’autres que moi qui n’ont pas le choix le font quotidiennement. Mais pour moi qui ai connu les lieux avant que la densité de béton dans l’air ne le rende irrespirable, l’exercice est cruel.
L’autre jour, un moment avant le couvre-feu, j’ai traversé la frontière à pieds. Sans l’effroyable flux habituel des voitures, la voie était nue. Il y avait ici et là, sur la grande voie, quelques promeneurs, quelques vélos des fois suivis de petits vélos au milieu de la chaussée, un chien ou deux, un chat ou deux, un chant d’oiseaux en arrière-plan. Le même jour, j'avais lu dans un article plein d’espoir, une comparaison entre le moment que nous vivons et le moment exact de la formation d'une chrysalide, lors de la métamorphose d’une chenille en papillon. Et ce l'auteur en disait, c’est qu'au moment de la mue, la chrysalide était une sorte de soupe difforme et abjecte de matière vivante.
Ce jour là, la ville nue, dépourvue des engins en mouvement à qui elle a donné tous les privilèges dans le passé, et ne sachant que faire des nouvelles formes de vie qui sont en train d'y paraître maladroitement, m'a rappelé cette soupe. C’est fluide une soupe, après tout ! Je ne sais quels types de papillons pourraient en sortir. Mais je souhaite, peut-être, qui sait, vraiment, de tout cœur, que l'on gardera de tout ça quelques leçons de faire la ville et vivre en ville, autrement, ici, très bientôt!
Illustration: Sihem Lamine, échangeur routier
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