CORONA AU PAYS DES MERVEILLES [13]
Comment ça va ?
Il n’a jamais été aussi important de demander à une personne comment elle va: « Ça va ? ».
Et il n’a aussi jamais été aussi important (et permis) que d’insister en posant la question: « Tu tiens le coup ? Comment s’est passée la nuit ? Comment s’est passé ce coup de fil, ce Skype, ce cours ? Tu es sûr que ça va?». Dans une visioconférence des plus formelles et des plus froides, il est maintenant admis de sortir un « Comment tu te sens ? » à son supérieur hiérarchique, à son collègue, à son prof, à son élève, à son employé… La question est en train de littéralement désagréger les barrières sociales réelles et virtuelles.
Mais la vérité est qu'il n’a jamais été aussi difficile de répondre à la question. Ça va. Labes. Un simple confiné inquiet, un corvidé confirmé, un soignant occupé et terrifié, un en deuil, une mère de famille qui voit ses réserves baisser sans savoir les remplacer, tous répondront « ça va » à la question! Car en réalité, on ne sait pas. Ni celui qui demande ni celui qui répond ne savent. A l'exception de ceux qui –ces jours-ci– ont à faire face aux grands maux ou aux grandes joies de la vie, tous les autres sont relativement perdus dans les notions. Et ils cherchent des explications sur leur condition d’être humain, d'aujourd'hui, au 10 avril 2020, car leur condition de la semaine dernière a déjà atteint une date de péremption implicite... mais démontrable.
Je cherche, moi aussi. J’ai développé un syndrome de soif constante et inaltérée de savoir ce que d’autres ont trouvé comme outils pour gérer leur nouvelle situation. Dans cette recherche, j’ai trouvé un silence des plus incompréhensibles, des plus effrayants, des plus désespérants. C’est le silence des érudits, des penseurs, des intellectuels, des gens de la culture de ce pays. Où sont-ils ? Comment ont-ils pu nous abandonner dans un moment pareil ? Face à la vague, face aux courbes exponentielles, à compter des morts, des respirateurs, des lits d’hôpitaux, à se laver les mains, à se masquer… et à obéir. Pourquoi?
L’histoire retiendra que dans ma nouvelle condition d’être humain confiné inutile (ou seulement utile à aplatir des courbes endémiques) que tous les matins, je parte chercher une barque de secours dans un journal du monde, dans une radio étrangère, dans des mots, des notes, des doutes venant d’ailleurs. L’histoire retiendra qu’ici, le premier débat nourri autour de la culture en ère de pandémie aura été le débat autour du caractère vital des feuilletons de Ramadan. Est-ce à cela se résume la nécessité de produire de la culture, ici? A un opium. A retenir un peuple simplet chez lui pour le couvre-feu et à ponctuer son confinement de pauses publicité de yaourts.
L’histoire, et nous-tous, retiendrons que quand autour du monde de l’encre, des débats avec les artistes, les historiens, les philosophes, les linguistes coulent à flot, pour donner à voir, donner à comprendre, donner à douter et espérer, ici le silence aura raisonné, creux, avec un fond de jingles pubs. L'histoire retiendra le silence de tous ceux qui s'attribuaient le mérite ou le devoir d’être sur le chemin de la pensée. Puis, le jour venu, ils nous ont laissés dans le brouillard. La nature a horreur du vide ... et du silence.
On ne demandait pas d’opus ou d’œuvres majeures, ou de grands manifestes pour la refonte du monde. On ne demande pas de soaps bâclés. Juste quelques radeaux de sauvetage, ici et la, pour traverser la vague et savoir quoi répondre quand on nous demande: Comment ça va ?
Illustration: Egon Schiele-Façade sur le Danube,1915-Leopold-Museum-Vienne
Illustration: Egon Schiele-Façade sur le Danube,1915-Leopold-Museum-Vienne
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