CORONA AU PAYS DES MERVEILLES [11]
Tunis, le 6 avril 2020
Les références à la Deuxième Guerre Mondiale fusent dans les médias en ces temps de pandémie. Quand dans son discours d’il y a trois semaines, Macron a répété six fois : « Nous sommes en guerre », ce n’est pas à la guerre d’Algérie qu’il faisait référence! Hier, la reine d’Angleterre a donné un (magnifique) discours où le clin d’œil à 1940 n’était même pas voilé. Elle a rappelé sa toute première allocution faite, depuis le même palais de Windsor, pour encourager les enfants anglais forcés à quitter leurs maisons pour se mettre à l'abri. We will meet again !
A chacun sa guerre de référence. Pour les Palestiniens, la pandémie a fait réaliser au reste du monde ce qu’ils subissaient depuis bien longtemps déjà. « Dear world, How is the lockdown ? Gaza », disait une affiche qui a circulé ces dernières semaines au moment de la fermeture des frontières. Aux Libanais, la situation a rappelé les années sombres de la guerre civile. Aux peuples en guerre, les Syriens, les Yéménites, les Irakiens la vulnérabilité n’a fait que s’accentuer, et le monde refuse de signer un cessez-le-feu. Aux Américains, la situation a réveillé des souvenirs du onze septembre. Aux Tunisiens, le confinement a fait resurgir les souvenirs de l’hiver 2011. A moi qui n’étais pas ici en 2011, le souvenir le plus proche est celui de la première guerre du Golfe, et la fermeture des écoles de Tunisie en 1991. Ce dont je me souviens le mieux, c’est du désespoir de ma mère. Des heures durant, pendant la guerre d'Irak, ma mère a découpé des articles de journaux et les a classés, quelques fois en pleurant, pour ne pas oublier.
Moi non plus, je ne veux pas oublier ce qui est en train de se passer ces jours-ci, même si je doute de l’utilité de ce journal. Mais il y a des signes qui ne trompent pas. Ce que j’ai lu hier est obsolète aujourd'hui. Ce que je lis aujourd’hui sera obsolète demain. C’est probablement valable pour je ce que suis en train d’écrire. Chaque fait qui n'est pas noté sera balayé par la déferlante, peut-être à jamais. L'impression que le temps se soit arrêté est fictive. En réalité, de ma vie, je ne l'ai jamais vu aller aussi vite!
Aujourd’hui, Nour m’a demandé à quoi servait l’école, au juste.
Voilà. Il fallait s'y attendre. Je ne suis pas la bonne personne à qui adresser cette question. J’ai perdu beaucoup de la foi inébranlable que j’avais en l’école, cette dernière décennie. Il ne faut pas me poser ce type de questions, ma fille. Pas aujourd’hui. J'ai bricolé une réponse dont je n’étais pas très convaincue moi-même.
Nour pense que toute personne pourrait (et devrait) arrêter l’école à 10 ans. Quand je lui ai demandé pourquoi dix ans et pas neuf, elle avait ses arguments prêts. Il faut attendre de bien maîtriser les divisions, en plus des additions, les soustractions, les multiplications que l'on connait déjà! Après, on a ce qu’il faut pour se débrouiller dans la vie. En langues, par exemple, le présent, le passé et le futur sont suffisants pour s’exprimer. En quoi il est utile de faire du subjonctif et du passé simple ? C'est uniquement pour ceux qui veulent parler en langage soutenu. Et elle, elle est déterminée à parler simplement toute sa vie. J’ai dit que je comprenais.
Quand j’avais son âge, j’avais la certitude que je pouvais passer ma vie dans un atelier à fabriquer des objets (je ne savais pas trop lesquels). Puis, j’ai tellement bien fait mes devoirs d’école, que je m’y suis laissée emprisonner. Puis, en remplacement, j'ai adopté l’idée que pour toute chose de la vie, on pouvait procéder comme si on fabriquait (manuellement) un objet. Mais ça, je ne le lui ai pas dit.
Ce que que je lui ai dit, c'est que, moi aussi à son âge, j'avais imaginé beaucoup de scénarios de fin du monde possibles. Mais qu'au final, aucun ne s’était réalisé. "Il n'est pas trop tard, maman. Tu sais?"
Non, il n'est pas trop tard pour que le monde finisse. Mais il n'est pas non plus tard pour qu'il reparte sur de meilleures bases. Beaucoup de gens attendent beaucoup de cette crise. Des idées vertes, rouges, collapso, anarcho, écolo, gaucho, socio, populo, bohemio, hippo salvatrices fleurissent. Tant mieux, on peut recommencer à rêver sur de bonnes bases. Pour ma part, il n'est pas venu le jour où j'attendrais qu'un méchant virus charmant vienne me sauver. Mais... Ce n'est pas trop tard.
Sinon, une partie du monde en Tunisie est en effroi parce que le président s'est fait filmer en train de porter des cartons d'aides aux nécessiteux de ses propres bras, puis il a commenté son propre acte en citant Omar Ibn al-Khattab et en sous-entendant un parallèle président/Amir al-Mo'mineen, peuple- Ra'iyya. Il y a de quoi faire couler de l'encre (et de larmes). Mais entre temps, une autre partie du monde, en Tunisie, était en émois face à la noblesse et à la grandeur du geste. Ce qui est sûr, c'est qu'aucune partie du monde en Tunisie n'est dupe. Tout le monde achète du temps. Chacun ses moyens, chacun ses sources. Mais aussi, chacun ses guerres de référence, que ce soit la deuxième guerre, les conquêtes islamiques, mai 68, ou d'autres... Tout ce qui compte, c'est de retarder la fin du monde quand ce monde sortira dans la rue pour dire qu'il a faim!
Until we meet again,
Illustration, Max Ernst, Deux Enfants sont menacés par un rossignol, 1924- MoMA
Illustration, Max Ernst, Deux Enfants sont menacés par un rossignol, 1924- MoMA
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