CORONA AU PAYS DES MERVEILLES [16]
Tunis, le 19 avril 2020,
Je pense à ma ville (2)
Hier, quelque
force secrète m’a dirigée vers un petit de livre qui était dans ma bibliothèque
depuis vingt ans et que je n’avais pas ouvert depuis les années d’école. Les villes invisibles, par Italo Calvino,
publié pour la première fois en 1972. Le texte est un carnet de voyage imaginaire et sublimé dans lequel un marchand vénitien, Marco Polo, rapporte de très
courtes descriptions de villes qu'il aurait visitées lors d'un voyage à travers un
empire, imaginaire aussi.
Le
texte est très beau. Dans les écoles d’architecture, il est utilisé comme
support pédagogique, pour amener un apprenti-architecte, à visualiser et représenter graphiquement et plastiquement ce qui est initialement écrit avec des mots. Mais en ces jours de
confinement et de nouvelles limitations de mouvement, ce livre est une mine d’or, c’est un océan
imaginaire, pour un citadin dont le périmètre de circulation s’est
soudainement rétracté aux quelques centaines de mètres, ou aux quelques
kilomètres, avoisinant son lieu de confinement.
Je ne reverrai
pas de de sitôt mes villes amies, Paris, Londres, Boston…Je ne verrai
probablement pas de sitôt mes villes rêvées Alep, Jérusalem, Sanaa et tant
d’autres… Elles sont maintenant, et jusqu'à ce qu'il en soit décidé autrement, de l'ordre des villes
invisibles de Calvino: Des constructions mentales faites de souvenirs et de
désirs, de connaissances et d’ignorances, de réel et d’imaginaire…
En feuilletant le livre, j'ai réalisé, non
sans un certain effroi, que ce mécanisme de construction de lieux hybrides mi-
imaginaires mi- réels, ne se limitait pas aux lieux lointains que l’on a jadis
connus et aimés. Il s’applique aussi bien à des endroits extrêmement familiers, envers lesquels nos sentiments sont à priori neutres (ou du moins, on n'a pas cherché à en définir la nature), mais où l’on
ne va plus depuis maintenant un mois. Des lieux où l’on ne peut plus aller parce que
la géographie des choses les a placés au-delà du périmètre (plus ou moins
fictif, d’ailleurs) des possibles.
Alors me voilà, un peu comme le fait Calvino, essayant de construire en rêve-éveillé les quartiers de ma ville
qui me sont devenus invisibles. Les Houmas Invisibles. Ce n'est pas de nostalgie qu'il s'agit: je ne pense pas au thé à menthe d'ici, ou du Kefteji d'untel, ou de la citronnade de à bas. Ce n'est pas de manque qu'il s'agit, c'est de désir. Du désir de construire.
En feuilletant le livre, je reconstruis
une Medina dont une part est faite de souvenirs vécus, et une autre de désirs
projetés. J’y vois des oasis ombragées, des fontaines, des citronniers géants,
des ruines restaurées, des bancs publics sous lesquels il n’y a pas de
seringues usées. En feuilletant le livre, je marche dans Lafayette. Ma mémoire efface les ordures
entassées, les odeurs de poussière des débris d'immeubles démolis, les affiches criardes et arrogantes, les moulures des façades qui s’effritent,
les rats qui guettent sous les cages d'escaliers. Et il reste, à Lafayette, les grilles de balcons qui vibrent de milles motifs. De
chaque balcon, on entend des gens qui parlent des langues différentes, qui
écoutent des musiques différentes, qui prient différemment, et dont la radio est branchée sur les ondes arrivant d’autres contrées. En feuilletant le livre, je traverse un Jbel Lahmar
imaginaire, et c’est un village blanc en flanc de colline, parsemé d’oliviers
et de bougainvilliers, les artistes y ont trouvé refuge sans avoir à blinder
leurs portes et fenêtres. Et chaque ruelle y offre la surprise d’une vue
spectaculaire sur le reste de la ville. Je vois le Lac Sijoumi, bordé de jardins, empli se cris de flamants roses. Je rêve de
La Goulette, sans voitures. Je vois les
mosquées anciennes fraîches et ouvertes, à quiconque voudrait passer un moment
en paix… En feuilletant le livre, je vois la grande lagune de
Tunis avec des bateaux en fête qui circulent, arriment, puis repartent joyeusement… Je vois un port dans Tunis! Et des paquebots qui arrivent dans la ville. Je vois l’avenue la nuit, quand les théâtres, les cinémas, les salles de
spectacle ont recraché sur le boulevard des populations dont les esprits
flottent encore –eux aussi- à mi-chemin entre la fiction du spectacle dont ils
sortent et la réalité des ficus élégamment éclairés. En feuilletant le livre de Calvino, je rêve de parcs; et
dans mon rêve, les ponts échangeurs routiers deviennent des jardins suspendus desquels pendent des lierres et des glycines, de part et d'autre.
Pour m’accrocher
à la réalité, ces jours-ci, je demande à quiconque je rencontre et qui ait eu le privilège de
traverser la ville comment ça va dans son quartier. Hier, le marchand de
légumes a répondu à ma question : « Votre Houma, ya madame, c’est
la meilleure de toutes! ». « Et
pourquoi donc? » je lui dis. « Parce que c’est le seul quartier de
touts ceux que j’aie vus, où les gens respectent le confinement.
Franchement, la Houma mériterait un prix, après le Corona ». Ah !
Oui, je donnerais
bien un prix à mon quartier. Le prix de m’être resté visible et tangible. Et plus
encore, de m’avoir servi de socle pour rêver des Houmas Invisibles. Aujourd’hui,
il m’est plus possible de rêver les lieux interdits que mon propre quartier. Tout rêve requiert, en amont, une absence. Quand une partie de ma ville est absente, je la rêve.
Hier,
dans un dialogue virtuel autour de l’architecture de l’ère post-corona, un
architecte [M.] a dit que l’on n’aura pas d’autre choix que de faire avec ce
que l’on a déjà. C’est vrai, en partie. L’autre partie, peut-être, viendra de
ce que ce traumatisme de l’invisibilité, de l’interdit, de l'absence aura généré en nous de
part d’imaginaire… de part de rêve. Car le rêve, lui, est inconfinable.
Je termine par la phrase qui conclut Les villes invisibles. Il s’agirait maintenant de … chercher
et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et
le faire durer, et lui faire de la place.
Illustration: Paul Klee, Ad Parnassum, 1932
Illustration: Paul Klee, Ad Parnassum, 1932
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