CORONA AU PAYS DES MERVEILLES [10]


Tunis, le 4 avril 2020,

Aujourd’hui, The Guardian a publié l’histoire d’une dame de 99 ans qui a survécu au Covid-19. Dans les témoignages, l'un de ses petits-enfants dit -le plus sérieusement du monde- qu’elle n’a probablement jamais mangé un fruit ou un légume de sa vie, mais qu’elle se nourrissait de sandwiches à la confiture (Marmalade sandwiches) ! J'ai trouvé cette histoire tellement attendrissante et tellement drôle que je l'ai relue deux fois. Chaque peuple semble avoir trouvé, dans sa culture populaire, de bonnes recettes qui tuent le Corona. Il parait que ces jours-ci, les Russes font tout à la Vodka: lavage des mains, douches, parfums, nettoyage de surfaces, gargarismes, ingurgitations, assaisonnements... Et ici, bien sûr, c'est harissa et ail, les rois du moment!

Hier, j’ai acheté un bouquet d’ail rouge de Tunisie que le fruitier de mon quartier avait discrètement planqué dans un cageot au fond de la boutique. La scénographie servait sans doute à justifier les neuf dinars et sept-cent millimes que m'a coûté le trésor dont le tiers du poids venait de la terre brune qui adhérait encore aux gousses. Evidemment, je ne compte nullement sur les bienfaits de l'ail pour guérir ou prévenir un quelconque mal. Mon but, c’est perpétuer la culture. Je refuse qu'une stupide pandémie n’altère les traditions culinaires, et que  mes enfants en perdent le gout et l'habitude.
Alors voilà, à l'heure où j’écris, mon bouquet d'ail (et toute la culture qu'il en lui) pend la tête en bas, ridiculement mais glorieusement sur le balcon, comme un butin de guerre. Et... je me demande comment il se comporterait si je le rendais à la terre.

Depuis le début de ce confinement, je garde des graines et d’autres. Un réflexe des plus intuitifs, venu seul sans alerter. Je compte, un jour ou l’autre, les rendre à la terre, eux aussi. Pourquoi ne pas l’avoir fait avant ?... Mes voisins ont commencé un potager cette semaine. Pourquoi ne pas l’avoir fait avant? Parce qu'avant, il est temps de (se) le dire, on pensait qu'y avait une issue. Et aujourd’hui, on réalise, qu'en réalité il n’y en a pas. 

Il est temps de le dire le plus clairement possible. La grande différence que cette crise ait apportée, et qui est ressentie, vue et vécue, depuis cette partie du monde, c’est l’effondrement d'une certaine idée de l’ailleurs. La fermeture des frontières d'une part, et la vulnérabilité révélée de ceux que l'on croyait forts de l'autre, ont fait vaciller l’idée persistante, latente, omniprésente  du départ. Ou pire, de l'envie même de partir. Il faut comprendre: D'ici, il y a seulement trois semaines, huit personnes sur dix [chiffre fictif] voulaient juste partir... quitter. Ici, nous vivons foncièrement, et depuis toujours, avec l’idée d’un ailleurs réel ou possible, physique ou imaginaire. Aujourd'hui, quelque chose a changé. Et il est possible que ce ne soit pas qu'un changement passager.

L’idée d'un ailleurs indispensable, rêvé, supérieur et duquel ont dépend a pris un coup!
L’ailleurs en voie d’écroulement n'est pas celui vers lequel on voyage, c'est un ailleurs vers lequel on s’échappe, on migre, pour un temps ou pour toujours. C’est celui, barricadé de visas, vers lequel un jeune est prêt à traverser la Méditerranée la nuit dans une barque de fortune. C’est celui vers lequel tout le monde rêve d’envoyer ses enfants faire des études au risque (ou dans l’espoir) et avec la douleur qu’ils ne reviennent plus jamais. C’est celui, vers où les plus fortunés font fuir des fonds barricadés par les lois de non convertibilité de la monnaie locale. C'est celui vers lequel ceux pour qui les barricades du conservatisme et des tabous sociaux deviennent trop lourdes à porter fuient, pour respirer! C'est celui qui avale les cerveaux, siphonne les talents, les artistes, les bons sportifs. Et, ironie du sort, c’est vers cet ailleurs-là que des masses et des masses de médecins d'ici ont fui, ces dernières années, avec l’espoir de pouvoir exercer leur métier au sein de systèmes de santé plus dignes. Ils se retrouvent maintenant, ailleurs, dans la lave de volcans qui crachent des décennies de dysfonctionnements de ces mêmes systèmes de santé tant rêvés. La construction de cet ailleurs-là est incontestablement en train de tomber en décrépitude. 

Et puis, n'est ce pas de cet ailleurs viennent les aides au développement, les matières premières, la technologie, les plans anti-terroristes, les plans de soutien à la culture, les brouillons de projets de réformes de lois pour (ou pour modérer) les droits de l'homme du sud, les nouvelles, les idéologies, les propagandes, les fatwas, les charités bien ordonnées, les rentrants du Jihad et autres merveilles. Comment faire? Et n’est-ce pas aussi là qu’était supposé être le marché? Car souvenons-nous, combien de fois nous a-t-on répété : "Ce pays n’est pas un marchéIl faut aller voir ailleurs". La construction de cet ailleurs-ci aussi s'effrite.

L’autre jour, quelqu’un disait qu'à l'occasion du confinement, il avait mangé l’orange la plus délicieuse qu’il avait jamais goûté de sa vie. Non, ce n’était pas l'effet d'un mécanisme de frustration-compensation. Cette orange faisait partie d'un lot destiné à l'export, refoulé aux frontières… et interdite de quitter le pays des agrumes.

Je ne dis pas que le rêve de cet ailleurs s’effondrera ainsi, du jour au lendemain. Je ne dis pas que l'heure est au recroquevillement sur-soi ou à la négation de l'autre. No man is an island, aujourd'hui plus que jamais. Et plus que jamais, il est vital de rester connecté, solidaire, humain. 
Mais, plus que jamais, il faut embrasser la désillusion comme elle vient; et reconstruire l’idée d'un ailleurs sans dépendances. Un ailleurs libérateur et non aliénant. 

Il reste à chacun, ici et là, dans l’immédiat, de réapprendre à cultiver son propre jardin, d'apprendre à coudre ses propres masques, de rallumer son chaudron et concocter ses remèdes et baumes, d’écrire sa propre version de l'histoire. Et il reste à chacun les astuces de sa propre grand-mère, respectivement et circonstanciellement: harissa, thé au gingembre, vodka, clou de girofle pour les uns et… marmelade d'oranges, pour les autres.


Illustration: Edouard Manet, Nature morte au cabas et à l'ail, 1861-1862, Louvre Abou Dhabi

Commentaires