CORONA AU PAYS DES MERVEILLES [15]


 Tunis, le 16 avril 2020

Aujourd’hui, je suis profondément triste par ce qui se passe, ici.  
Je suis triste, surtout, du silence de ceux savent mais se taisent.

Il parait que ce matin, le ministre de la santé de mon pays, accompagné de dizaines de médecins, de fonctionnaires de tous calibres, du maire de Sousse et de la moitié de sa mairie, de bienfaiteurs et de donateurs, et de plusieurs dizaines de journalistes, et même quelques pom-pom girls en rouge sont partis inaugurer ce qu’ils ont appelé la première unité d’urgence Covid de Tunisie, bâtie en uniquement quinze jours, sur un terrain de l’hôpital de Sahloul.

Pour l’inauguration, bien sûr, il y avait foule! Un véritable bal masqué. En ces temps supposés être des temps d’extrême prudence, de distanciation sociale serrée, quand les un million et demi de Tunisiens sont supposés travailler pour les autres neuf et quelques millions, le spectacle relevait du surréalisme. Mais le problème n’est pas là.  On comprend bien que ça le fait de faire la une avec un hôpital construit à la vitesse de la lumière (comme en Chine !). On comprend bien que tout le monde voulait sa photo avec le chef de guerre déclaré, qui il y a seulement quelques jours, nous réprimandait, avec les larmes, pour notre mal-confinement de non-civilisés. On comprend tout, le contexte, les traditions d’inaugurations passées en intraveineuses chez les uns et les autres, le moral des troupes ! Le problème n’est même pas là.

Le problème, c’est d’avoir déplacé et d’avoir agglutiné tout ce beau monde, au risque de leur vie et de celles des leurs, pour ce qui a l’air de ressembler plus à une installation de chantier (de haut standing) qu’à une unité de soin. Bien sûr qu’on sait lever une charpente métallique en quelques jours (si on arrive à l’arrimer sur des fondations). Bien sûr qu’on sait clore et couvrir en panneaux sandwiches et y laisser des ouvertures modulaires. Et bien sûr que cela ne relève d’aucune forme de génie Tunisien, d’aucune sorte. Et aussi, cela ne fait pas un hôpital. Tous les gens de l'événementiel, du show… du cinéma… peuvent en témoigner !

On a peu de détails sur ce que l’hôpital espère faire de cette structure. La personne qui présentait le projet à monsieur le ministre (dans la vidéo) semblait s’excuser de ne pas avoir pu obtenir une salle de bain par chambre, ce qui est probablement la condition sine qua non d’une mise en quarantaine. Ces gens qui ont participé au bal masqué de ce matin, et qui exhibent les magnifiques gaines qui filent dans les faux plafonds savent-ils, par exemple, qu’en Chine, il est –à ce jour- encore interdit de faire marcher un système de soufflage (de chauffage, de ventilation ou de climatisation) centralisé ? Savent-ils quelle température il fera dans le prefa dans quelques semaines, et si les machines (je ne parle même pas des humains !) y résisteraient ?   Savent-ils que les Chinois ont déjà démonté leurs hôpitaux éphémères ?

On me dit bien, ces derniers-jours, que je deviens trouble-fête. Alors me voilà trouble bal-masqué et triste de l’être, triste d’avoir à l’être !


Illustration: Jackson Pollock, Composition with Masked Forms, 1941

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