CORONA AU PAYS DES MERVEILLES [14]
Tunis, le 12 avril 2020
Oui, la guerre du Corona aura lieu à Tunis, je n’ai plus aucun doute là-dessus. Elle ne ressemblera probablement pas à ce que l’on imaginait qu'elle soit. La guerre dans cette partie du monde sera différente. Comme la bataille de Milan n’a pas ressemblé celle de Wuhan, comme celle de Mulhouse était différente de celle de Paris ou de Marseille. Et comme la bataille qui se tient maintenant à New York ne ressemble pas à celle de Téhéran. La guerre de Tunis sera différente elle aussi. Il y aura certaines ressemblances, certes ; mais fondamentalement différente elle sera. Personne n’avait dit que toutes les guerres se ressemblaient, après tout. Personne ne sait définir une guerre, et sûrement pas celles contre un virus hégémonique, grand voyageur et grand joueur…
Alors, pour se préparer à partir au front, il vaut mieux savoir à quel type de guerre nous avons affaire même quand l’ennemi est connu. En plus du confinement, des lits d’hôpital, des tests, des respirateurs, des masques, des réservistes de personnel soignant, il faut se munir d’intelligence. Intelligence ici ne veut pas dire une capacité supérieure d’analyse, mais plutôt services de renseignement. Je parle de la capacité à amasser des informations cachées et les traiter. En général, il faut des espions pour ce type de missions; et c’est exactement de ce dont on a besoin. Je ne parle pas ici du type d’espions qui s’infiltrent dans des labos de recherche et des SHOC-rooms des uns et des autres pour trouver des indices sur qui bricole quelle formule de vaccin, ou qui pirate tel matériel hospitalier. Pas seulement. Ce dont je parle, ce sont des espions chez l’ennemi virus lui-même, dans sa stratégie de guerre: Ses conséquences directes, les types de ferveurs qu’il génère, les émotions qu’il crée sur son passage, ses méchancetés et ses gentillesses. C’est sur ces terrains-là, qu’on a besoin d’espions. Car en vrai, il s’avère que la vraie bataille ne pas contre lui…
La vraie bataille semble être entre ceux qui estiment que la vie humaine -chaque vie humaine- dans un groupe donné est essentielle, fondamentale et capitale; et ceux qui estiment que la survie du groupe -dans la prospérité- est ce qui prévaut en premier lieu.
Dans le premier camp, l’individu est au centre du groupe, il en est le moteur. La stratégie consiste à sauver l’individu pour ensuite sauver l’économie. N’est-il pas nouveau d’entendre (hors campagne électorale) des leaders comme Merkel clairement annoncer que « Chaque personne, dans notre société compte » et le traduire dans dix langues ou plus. N’était-il pas perturbant (tragique mais beau, au plus haut point) d’avoir entendu des serments de médecins, terrifiés à l’idée d’avoir à choisir qui il devront sauver et qui ils devront laisser mourir, franchir les murs des hôpitaux et inonder le débat public: « Chaque vie compte. Chaque vie mérite d’être sauvée ». Le droit à la vie, d’abord. Qu’elle soit digne ou moins digne suivra ensuite, ou pas. Ceci n’est pas de l’empathie; ceci est une idéologie.
Dans l’autre camp, l’individu est un composant interchangeable dans le système. Le but de la bataille est de rendre le système -dans son ensemble- auto-immun au parasite pour que le groupe continue de produire et de consommer et ainsi de créer de la richesse. Car la création de richesse et la gestion de la rareté sont, dans ce camp, la raison d’être du groupe. Le groupe n’existe en tant que groupe que parce qu’il produit, ensemble. C’est ainsi que Trump, par exemple, peut déjà annoncer (une fois qu’il a eu confirmation que ceux qui sont en train de périr étaient les plus aisément remplaçables du groupe) "The cure cannot be worse hhan the problem itself". [Le remède ne peut pas être pire que le problème]. Dans ce scénario, on doit être prêt à mourir en martyr pour sauver l’économie, c’est à dire le pain des uns et le caviar des autres.
C’est celle-ci la guerre de ceux qui ne sont pas en blouse blanche, aujourd’hui. Ici comme ailleurs. Mais probablement ici (un peu) plus qu’ailleurs. Parce qu’ici l’individu est en amont fragile, précaire, seul, menacé. Ici, comme dans d’autres sociétés conservatrices et traditionnalistes, on méprise la différence. Et l’Individu est différent, par essence ou il n’est rien. Je vais utiliser un exemple, qui peut sembler inadapté, mais qui est au cœur même du sujet. Aujourd’hui, j’ai découvert que Nermine Sfar, une danseuse qui avait offert des performances en livestream chaque soir depuis le début du confinement (pour retenir les gens chez-eux) avait arrêté de danser pour avoir reçu des menaces de mort de terroristes présumés. L’affaire porte un air de déjà vu désespérant. C’est celui-ci le sort habituel et attendu de l’individu qui a l’audace d’en être un dans nos sociétés. La bataille entre l’individu et la horde est une bataille que l’on ne connait que trop bien, dans nos contrées. Et la horde, par définition, ferait passer l’économie en premier. Alors oui, moi j’attends de ce virus qu’il nous aide, ici, à être et à défendre le droit d’être un Individu.
Alors la-voilà, la guerre à ne pas perdre de vue pour les quelques mois ou années qui viennent. Ce n’est pas (que) celle des gouvernements contre une pandémie, ou d’un système de santé contre un virus. C’est celle de l’Individu contre la Horde. C’est celle de qui des deux aura la priorité avant la vague, pendant la vague et après la vague. Continuera-t-on de considérer chaque humain, dans sa singularité, comme l’entité à sauver en premier, quel que soit son âge, sa condition et sa sérologie ? Ou choisira-t-on de donner la priorité à la roue économique, au risques de compter quelques martyres pour qui on érigera des mausolées une fois l’humanité immunisée.
Bien sûr ce n’est pas blanc ou noir. Mais il faut se tenir prêt, et d’ores et déjà choisir son camp. Je note ici, pour ne jamais oublier, que je suis du camp qui n’a pas peur que le remède soit pire que le mal. Car il y a eu un gros malentendu sur la nature du mal, en amont. Le mal, c’était d’avoir longtemps oublié que chaque vie humaine (mais aussi animale, végétale d’ailleurs) compte, et tout individu, dans son absolue singularité, mérite de vivre, dignement. Alors il faut choisir camp, sortir l’artillerie lourde, et se battre.
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