CORONA AU PAYS DES MERVEILLES [1]

























CORONA AU PAYS DES MERVEILLES
Notes personnelles sur la vie quotidienne à Tunis au temps du Corona (Jour 1)

Dimanche, le 15 mars 2020

 *  Aujourd’hui, j’ai cédé à l’inquiétude. J’écris pour m’en rappeler. Je l’appellerai Jour 1.  

·        L’idée même de sortir remplir un chariot de pâtes, de couscous et de bouteilles d’eau minérale me donne la nausée. Déni? Peut-être. Peut-être que je ne le ferai pas, après tout. Je ne le fais jamais, même pas pour le Ramadhan.

·        *  Aujourd’hui, toute la journée, j’ai attendu d'avoir des nouvelles d’une maîtresse de l’école de ma fille. On nous a annoncé hier soir qu’elle avait des symptômes et qu’elle attendait les résultats de son test de dépistage. Plus tôt cette semaine, les parents d’un petit garçon de l’école et leur nourrisson de deux mois avaient été testés positifs. Une seule contagion et cela voudra dire que notre école serait un ‘cluster’. C’est triste.  Mais jusque-là, Dieu merci, tout va bien.

·        Certains parents sont furieux contre l’école pour le manque de transparence. Ça, c’est inquiétant. L’heure n’est pas aux conflits mais à la solidarité. Rompre la confiance avec l’école est dangereux.

·        De la panique qui a eu lieu sur les sites des associations de parents d’élèves, on a compris que celui qui tombera malade devra s’attendre en plus de la maladie aux foudres, à la flagellation, à la culpabilisation de sa communauté pour la moindre petite gaffe. Rien ne sera pardonné aux initiateurs de contagion.  Et ça c’est très dangereux aussi.

·        Voilà, l’idée-même que la saleté de virus ait atteint l’école - notre école - m’a secouée alors que je m’étais jurée de rester calme et de rationaliser en ce tout début de cycle de pandémie.

·        Rationaliser. N’est-ce pas ?
  
·       *   Hier, avec les enfants, on a regardé Cast Away (Seul au monde). C’était ma proposition de film! D’abord Tom Hanks a le corona, ensuite je voulais qu’elles voient comment on peut bricoler des stratégies de survie en conditions d’isolement.  Et puis, il y a Wilson, un de mes personnages préfères de l’histoire du cinéma. 

·        Et nous? Quelles stratégies trouverons-nous, le temps venu?

·        *  Je m’en veux d’avoir passé autant de temps à essayer de comprendre des inflexions de courbes de pandémie. A quoi cela sert de comprendre ? Le temps est précieux, et je ne pourrai rien changer.

·       *  Le monde donne l'impression de s’arrêter, mais en réalité, il change à une vitesse vertigineuse. Toute sa laideur, toutes ses contradictions ont jailli d'un coup. Les Mexicains veulent un mur, maintenant- pour empêcher les Américains de venir chez eux. La Lombardie, une des régions les plus riches au monde, reçoit une aide humanitaire de la Chine. Macron évoque l’état providence. La Libye est l’une des zones les plus épargnées (donc les plus sures) au monde. Boris s’isole encore et encore (ou peut-être qu'il changera d'avis). Trump rétrécit, rétrécit (mais s'accroche)…  Nous, en Tunisie, on essaye, on patauge. 20 cas confirmés. Certains sont terrifiés, d'autres continuent comme si de rien n’était (je les envie). Et il y a 250 à 300 lits de soin intensif pour tout le pays; c'est le chiffre (apparemment).

·        Une dame (S.) m’a dit qu’elle dormait mieux depuis le Corona car elle n’avait plus peur que son fils fasse la traversée vers l’Italie et meure en mer.

·       *   Je n’ose pas écrire #ChedDarek. Je pense à tous mes amis médecins qui regardent l’Italie, maintenant et qui se préparent au scénario de terreur qui les attend dans les semaines qui viennent. Mon amie (L.) qui est pourtant dentiste m’a dit en souriant « Ce n’est pas le moment pour nous de rester à la maison». Dieu les garde. Que nous, les autres, restions à la maison, sera la meilleure stratégie pour les préserver du pire.

·       *   Les plus belles lignes lues aujourd’hui viennent des paquets de ventilateurs offerts à l’Iran par la Chine. Ils ont écrit un vers en persan de Saadi Shirazi qui dit : Les enfants d'Adam sont les organes d'un même corps, ils partagent une origine dans leur création. 

·        *  Demain lundi, en espérant avoir récupéré un peu de la concentration fauchée, j’irai travailler. Peut-être est-ce inconscient, mais mes rendez-vous sont sur Zoom. Le problème avec demain, c'est qu'on nous dit qu'il vient avant la vague. Et ce qu'on fera demain décidera de ce que cette vague fera de nous. Rabbi Yoster,



Illustration: Pablo Picasso, Maternité, c. 1901, Harvard Art Museums 




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