CORONA AU PAYS DES MERVEILLES [7]



Dimanche, 29 mars 2020,

Le temps est élastique, c’est une certitude démontrable empiriquement.  
Je peux le prouver. Car en confinement, on peut mettre trois à dix fois plus de temps à faire ce qu'il nous en aurait pris en « temps normal ». Peut-être cela changera-t-il avec de l’habitude, ou avec de l’exercice. Mais pour l’instant, c’est une réalité. 
J’attends impatiemment de devenir experte en gestion du temps de confinement. Puis, il se pourrait que l’on devienne tous champions ès-alternance confinement, liberté, confinement, liberté, confinement, liberté.  

Je réalise, au passage, que le vocable le plus approprié pour servir d’antonyme au mot confinement n’est autre que liberté. Il ne faudra pas oublier ceci. Libération sonnerait un peu plus héroïque, certes; il est donc probablement trop tôt pour juger de sa justesse.

Aujourd’hui, en guise de devoirs-en-ligne, ma fille Al a eu à analyser un poème intitulé « La Voix » de Robert Desnos. Magnifique texte; magnifique choix de texte. D’un coup, beaucoup de mes répulsions envers cette stratégie balbutiante d’éducation en ligne adressée à des enfants et des adolescents se sont dissipées. 

Oui, beaucoup, énormément peut être transmis même sur des plateformes numériques sèches et rigides, à la seule condition de le faire intelligemment, sensiblement

 Je l'écoute. Ce n'est qu'une voix humaine
Qui traverse les fracas de la vie et des batailles,  
L'écroulement du tonnerre et le murmure des bavardages.
Elle dit "La peine sera de courte durée"
Elle dit "La belle saison est proche.

Et vous ? Ne l'entendez-vous pas ? 

Ne l'entendez-vous pas? 


Je pense soudain à ces éducateurs qui, à l’autre bout de l’écran, sont en train de douloureusement étirer leurs neurones pour s'adapter à cette situation nouvelle. Ce qu'ils traversent est une refonte-restructuration de tout ce pourquoi ils ont été formés, et de tout ce qu’ils ont fait, pour certains, une vie durant. J’ai compris. Même à un pauvre document pdf sans vie, sans son, sans âme, on peut reconnaître un bon prof.

Ici, ces jours-ci, un débat virtuel assez rocambolesque a pris place entre les universitaires qui sont prêts à enseigner virtuellement et les autres. L’argument qu’avancent ceux qui sont contre l’idée de poster leurs cours en ligne est d’ordre égalitaire ! Partant de l’hypothèse que les étudiants ne sont pas égaux face à l’accès à internet ou -plus encore- à l’accès à un ordinateur, l’éducation virtuelle risquerait de creuser les inégalités. Grandeur d’âme ? Étroitesse de vision ? Et depuis quand pouvait-on considérer les étudiants égaux?

Dans mon université, comme dans beaucoup d’autres, les étudiants sont ultra-connectés et ultra équipés. Cependant, il y existe des professeurs, et non des moindres, parfois la soixantaine largement dépassée, qui ne savent pas « désactiver le bouton relire-en-boucle sur une vidéo », comme le dit une blague hautement partagée sur les réseaux sociaux. Ils sont maintenant, seuls, chez eux, en train d’apprendre à utiliser des chat-rooms, des class-rooms, des platformes virtuelles qui leurs paraissent totalement inaccessibles. Personne n’a eu la grandeur d’âme, d’évoquer un âgisme flagrant ! Personne n’a demandé l’avis de personne sur l’adaptabilité de sa science au digital.
 En quinze jours, l’université est passée au tout digital. Toutes discussions sur les avantages et inconvénients de la chose ont été reportées à une date ultérieure.

J’imagine, avec amusement, un érudit l’antiquité grecque refusant de documenter son savoir sous prétexte que le parchemin n’était pas donné à tous; ensuite viendra celui qui dira que le papier n’était pas donné, puis ceux qui crieront que les livres (imprimés) n’étaient pas à la portée de tous… Apres, la terre sera peuplée de Papes avec chacun sa tablette à la main [Michel Serres manque à cette époque, hélas]. Celui qui porte une science qui ne lui permet pas de déceler les mouvements irréversibles du temps, se trouve invité (par une virus poilu) à la réviser, en priorité et sans plus attendre.

Ceci étant dit, le problème est réel. Aujourd’hui, Sh. -mon ami- a écrit que les laissés-pour-compte de nos temps sont ceux qui ne sont pas connectés. C'est très juste; la fracture sera -aussi et plus qu'elle ne l'aie jamais été- entre ceux qui ont accès à la toile, et les autre. Une situation comparable à celle de la libre circulation/visa; libre circulation des fonds/ non-convertibilité des monnaies locales...

Mais ce n’est pas insurmontable.  Il ne faudra pas se tromper de bataille et prôner une égalité fictive (dans la dé-connectivité). Il y a déjà des initiatives de dons d’ordinateurs aux élèves et étudiants, il y a des opérateurs de réseaux qui offrent un accès libre à la plateforme de l’université numérique… Au fur et à mesure du roulement de la vague, elle déroulera avec elle ses problèmes et ses solutions. Ainsi va la vie.

Une certitude reste : La crise corona frappera l’éducation, et le coup sera probablement d'une violence inouïe. Mais l’éducation vaincra, comme toujours.

La courbe de l’Italie flanche timidement mais sûrement. 
Elle flanche. Elle flache, virus. Elle flanche !


Illustration: J.M.W. Turner, The High Street, Oxford, 1830 - 1835, British Museum, London, UK

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