CORONA AU PAYS DES MERVEILLES [5]

























Tunis, le mardi 24 mars 2020



La dernière dizaine du mois de mars est l'une de mes périodes préférées de l’année. Cette année, je vacille entre l’idée que le printemps nous ait été confisqué et celle qu'il nous ait été offert. Oui, offert, comme un cadeau de la vie, comme une seconde chance, comme un point sur les temps qui courent.

Après tout, qui sait ce qui nous attend pour les prochains printemps? L'autre jour, dans une vidéo, une Italienne du Nord a dit: « Si on est chez-soi, en train de respirer normalement, on peut s’estimer chanceux ».

La Gratitude et Le Temps. 

Deux grands ingrédients de cette quarantaine. Le Temps et la Gratitude. 
Nous-autres, gens d’ici, on grandit avec l’idée d’obligation de gratitude en toutes situation. Que nous soyons religieux ou moins religieux, on remercie Dieu pour toute chose qui nous atteint. Hamdellah est le mot cléJ'en suis même à réaliser que l’essentiel de l’éducation religieuse dans ma famille (et probablement dans beaucoup d’autres) s'y résume. Après, certains en font une raison pour fataliser, se soumettre, accepter leur sort, prétexter. Pour d’autres, cette esprit gratitude (reçu avec les anticorps du lait maternel) est un art de vivre. Il consiste à ne jamais perdre de vue ce qui est encore là par rapport à ce qui a disparu ou ce qui risque de disparaître, et rester reconnaissant. Ne jamais insulter le temps présent, aussi cruel soit-il, car c’est ainsi qu’il a été écrit pour nous.

Je sais exactement où, quand et comment j’ai appris cette idée : son origine remonte au plus loin de l'enfance, elle est dans les racines les plus profondes de la famille. Aujourd’hui, sans beaucoup d’effort et sans aucune forme de remise en question, je suis en train de la transmettre à mes enfants. Advienne que sera.

Le Temps présent, parlons-en, justement. Dans un article intitulé The Hammer and the Dance, (le marteau et la dance), l’auteur –devenu grande star, ces jours-ci— défend bec et ongles l’idée d’un confinement total et strict à la chinoise, car nous dit-il, il permet d’acheter du temps.  Voilà donc notre activité du moment : Acheter du Temps. Bordel ce que ce temps coûte cher!

L’Individu et la Horde. 
Deux autres grands ingrédients d'une pandémie. La Horde et l’Individu. 

Il se passe quelque chose de grave. Il se passe que ce virus est en train d’affaiblir la notion d’individu, d'essayer de la tuer et de la remplacer par une autre : le groupe, la horde, ou pire, la masse. 
Les décideurs et maintenant les médecins et même les citoyens (qu’ils soient covi-conscients ou covi-cons) ont commencé à percevoir le monde en nombres, schémas et en courbes statistiques. 
On en oublie de nous voir nous-mêmes en tant personnes humaines malades, saines, endeuillées, contraintes au confinement, ou obligées à se sacrifier pour que d’autres puissent avoir le minimum vital, ou autre… Le chef du gouvernement avait dit qu’il fallait qu’un million et demi de Tunisiens sortent travailler pour que les autres dix millions puissent se confiner.  

Très bien, tout ce qui ne se comptabilise pas n’existe pas. Mais gare aux masses. Petit à petit, après nous avoir poussé chez nous, ce virus est en train de nous pousser dans des retranchements (dangereux) essentialistes. D’un coup chaque pays est devenu directement identifiable à sa courbe et à sa capacité de la dompter. Chaque nation, chaque ville, chaque communauté a masse d'infectés, sa masse de guéris, sa masse de morts, sa masse de cas actifs, sa masse de corps médical, sa masse de confinés, sa masse de personnes en quarantaine, sa masse de cons qui ne respectent pas la quarantaine…  Tous dépouillés de toute humanité.  C’est un drame.

Je refuse d’être une statistique ! Je ne veux plus voir le monde en masses. Je hais les masses !  Si on perd l’Individu, on aura perdu des siècles et des siècles...

Vocabulaire

Un mot que je trouve joli a fait son entrée dans le débat public (français, pour le moment, en attendant les traductions) depuis quelques jours :  Traitement compassionnel

Il s’agit du principe d’utiliser un médicament qui n’est pas encore autorisé par les autorités sanitaires sur des malades en ‘impasse thérapeutique’. Personne ne sait quoi faire de la chloroquine, à ce stade.  Ou, le plus juste serait de dire que certains savent très bien, d’autres préfèrent attendre de passer par des semaines de vérification de protocoles et d’avoir une couverture légale; et d’autres encore en sont au point de douter que leurs gouvernements soient à la botte des industries pharmaceutiques et qu’ils les trahissent. Je ne comprends pas bien. 

Est-il seulement possible d’avoir pu laisser autant de personnes mourir alors qu’un médicament potentiel existait ? Garder foi en l’Humanité. Garder foi en l’Humanité. Garder foi en l’Humanité. 

Choses et autres

Hier, mon père a bravé le confinement pour aller planter un arbre. Nécessité vitale oblige.

Mon esprit est en quête du minimum vital de concentration. Ce n'est pas facile. Hold on. Let go. Hold on. Let go... C'est le sport favori de mes neurones de confinée en ce moment. 

Durant les premiers jours, une de mes plus grandes frayeurs était d'avoir cru comprendre que des quarantaines cycliques et successives pouvaient devenir le quotidien de nos enfants. Ma génération a pu bénéficier d'une vie sans interruptions générales. Auront-ils cette chance? Mais d'abord. est-ce réellement une chance, ou est-ce une illusion? L'illusion d'avoir le pouvoir sur le temps, sur la vie humaine. Je ne sais pas répondre. Il faut peut-être l'admettre maintenant, comme il y a eu des générations de la peste, il y aura les générations Corona... 

En Grèce, depuis hier, il faut envoyer un message à police de sa circonscription avant de descendre la poubelle. On ne descend que lorsqu'on reçoit le message OK. Rien que l’idée m'horrifie.  

Aucune de mes activités quotidiennes n'est à mentionner. Comme c'est étonnant!



Illustration: Alya Ganouni, Portrait d'un arbre, 2019






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