CORONA AU PAYS DES MERVEILLES [8]



Tunis, le lundi 30 mars 2020,

Mon premier geste de la journée a été d’appeler ma mère pour m’excuser de mon "arrogance" en cette période de corona. Dans les familles, le virus semble avoir libéré une forme (nouvelle) de pouvoir que ceux qui sont relativement plus jeunes peuvent -légitimement- exercer sur ceux qui sont plus âgés. Et ce, toujours sous la couverture de la bienveillance, de la gentillesse de petits chefs gardiens de prison qui vous veulent du bien. C'est déroutant, j'ai failli tomber le piège.

Il y a même un autre pas qui a été franchi, ces jours-ci. En dehors des cercles familiaux, une caissière bienveillante peut maintenant trouver légitime de demander affectueusement à un client –jugé vieux- de ne plus venir, de ne plus sortir ! L’autre jour, dans la queue devant le super marché, une discussion autour de qui était le plus jeune des vieux de la file s’est enclenchée. Avec le sourire, les seniors du groupe, ont commencé à se taquiner les uns autres : parce que les plus jeunes avaient donné la priorité à une dame qui ne faisait que paraître plus âgée. Mais elle ne l’était pas, une autre dame était plus éligible à l’opération griller la queue! C’était à peine s’il fallait prouver son état civil.

Ce n’était pas amusant : Il y avait, derrière cette montée soudaine d’affection, une humiliation certaine.

Mais en fin, qui es-tu, et qui je suis pour nous permettre de dire à nos parents s’ils peuvent ou ne peuvent pas sortir ? Que sommes-nous donc devenus (en à peine une dizaine de jours) pour nous retrouver à négocier avec nos aînés leur autorisation de circuler, l’étendue de leurs champs de mouvement ? « D’accord maman, oui, tu peux aller ici, là et là ; mais seulement quand il fait beau. Mais (je t’en supplie, je t’en conjure) tu ne mets pas les pieds ici, ici ou ici ». Mais quelle horreur !

Entre hier et aujourd’hui, le discours général est en train de chavirer, j'ai l'impression que l'on prépare les gens à revenir au travail (dans n’importe quelles conditions). En Tunisie comme ailleurs, l’idée de l’immunité collective re-circule, bien enrobée dans du glaçage de doutes affectueux, d’esprit critique, de tâtonnements scientifiques… Quand il y a seulement quelques jours, la majorité des médecins défendaient avec acharnement l’idée d'un confinement strict et général, ces dernières heures sont apparus d’autres (quelques fois les mêmes mais qui ont changé d'avis) et qui sont en train de discrètement lancer des ballons avec en gros l’idée qu' « Il faudrait confiner les populations à risque, et laisser les autres acquérir une immunité et revenir au travail ». Et c’est exactement là où je veux en venir.

Les dites populations à risque sont en gros les personnes âgés, les personnes fragiles, les femmes enceintes, et Dieu seul sait quels degrés de vulnérabilité les esprit tordus pourront encore trouver. Ce que l’on compte faire d’eux, s’appelle de la discrimination basée sur la raison du plus fort. A quel âge exactement est-on vieux ? Et à quel stade est-on malade ? A quel moment-on avoue-t-on sa grossesse ? A combien de points de bonne santé on mérite un permis de circuler, un permis de travailler, un permis de voyager ?  Les plus forts circulent, les faibles restent chez eux; c'est celui-ci le jeu? Tout ça pour ça. 

 Je ne veux ni vieillir, ni voir d’autres vieillir dans une société qui se permet de proposer des sorties de crise où l'on libérerait les gens après avoir décompté le nombre de globules blancs (tiens, ils sont blancs !) qu'ils ont dans le sang. Rappelons seulement que les sociétés d’Asie, elles, n’ont, à ce jour, jamais évoqué une telle option. Dans leur schéma, on confine les malades, les porteurs, et ceux qui leur ont été géographiquement proches. C’est à dire que l'on isole de la communauté ceux qui la menacent momentanément et non ses victimes potentielles  ! Et c’est le monde libre et démocratique (majoritairement sa partie Ouest, pour l'instant), suivi d'une partie de notre jeune élite éclairée tunisienne, qui ne sourcille pas à brandir glorieusement l’idée de confiner les vieux et les malades. C’est une honte.  Trump et Johnson ont chez eux des élites qui -tôt ou tard- balanceront et paieront pour leur arrogance. Mais nous autres? 

Je ne veux pas sortir de ce confinement pour un monde encore plus fasciste qu’il ne l’était déjà. Autant laisser les virus gouverner! Eux au moins, ils ne théorisent pas.

En Tunisie la barre des dix décès causés par le corona a été franchie aujourd'hui. Certains disent, qu'arrivés à ce stade, la courbe doublerait tous les deux jours et demi. D'autres disent que la guerre du virus n'aura pas lieu sur la rive Sud de la Méditerranée.  A ce stade, je ne sais plus. 

Illustration: James Whistler, La Mère de Whistler, 1871, Musée d'Orsay (Paris)

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