LE SEL DE LA TERRE

Le sel de la terre

Tunis, le 7 février 2021

Une terre sans sel ne produit rien de bon. Une terre avec trop de sel non plus. Même quand on les arrose, même si on les ensoleille, même quand on les ombrage, rien n'y pousse. Pour qu'une terre soit fertile, il faut la juste quantité de sels minéraux. Autrement, tout l'effort qu'on y met reste vain, sans fruits.
Une de mes activités préférées de la vie consiste à observer les groupes qui se forment, essayer de comprendre leurs mouvements, leurs tendances, leurs forces et faiblesses, puis (je l'avoue) à imaginer ce que l'avenir pourrait leur réserver. Et il y a, de nos jours dans ce pays, une constellation de personnes et d'énergies qui voit le jour et qui est en train de grandir à vue d'œil. Au milieu de la grisaille, de petites lumières s'allument l'une après l'autre, ici et là dans le paysage. C'est très beau à voir mais très déroutant à identifier. Les médias, les artistes et autres nerfs sensibles parmi les observateurs du grand show qui se déroule dans le pays semblent avoir vu le phénomène, mais ils titubent encore à lui donner un nom et une définition, une explication. En ce moment, ils lui attribuent un identifiant qui n'a rien de nouveau mais dont les significations sont variables et variées: al-Shabab, les Jeunes.
Ces dernières semaines, probablement avec l'émergence des premières émeutes nocturnes du 14 janvier 2021, le mot a subi une légère (mais explosive) variation de sens. Le terme "Jeunes" a jusque là, sous nos cieux, fait référence à un groupe dont tout le monde sait qu'il est largement majoritaire en nombre dans la société, mais qui est donné pour démuni, assisté, fauché financièrement et intellectuellement dans sa grande majorité et dont l'avenir est incertain et compromis... pour ne pas dire inexistant dans la dignité. Et ce corps social fardeau que le reste de la société pensait devoir porter sur les épaules encore longtemps faute d'avoir su lui assurer cet avenir digne, se transforma - dans un magique revirement de situation- en force! Et il a suffi de quelques jours et quelques mouvements à cette masse gigantesque que l'on croyait dormante pour envahir le paysage.
Autant rappeler tout de suite qu'être pris pour une force n'est pas nécessairement un cadeau, surtout si la conviction d'en être une est inexistante ou hésitante chez celui ou celle à qui l'on attribue cette force. Gardez en tête l'image de ce magnifique gladiateur debout sous le soleil au milieu d'une arène, applaudi, acclamé, craint, admiré. Le jeu collectif consistera à tester jusqu'où il pourra aller. Il consistera à cruellement lui envoyer une bête après l'autre, à s'amuser de le voir se battre, se débattre, tomber et se relever... jusqu'à la fin. C'est à cela que ressemble une force sans conscience, sans objectif: à amuser la galerie. Vigilance, alors!
Depuis que le concept "Jeunes Tunisiens/ Tunisiens Jeunes" a fait son entrée dans l'arène, il est sur toutes les bouches. Il suffit d'allumer la radio à une heure de grande écoute pour se rendre compter du nombre de fois à la minute où il est débité. Un grand absent du débat fait son apparition foudroyante. Un sous-marin qui émerge après dix ans en eaux profondes. L' éléphant dans la pièce se réveille. Et soudain, tous les regards se dirigent vers cet éléphant qui a grandi en ronflant et qui maintenant commence à se dégourdir les oreilles et les membres, et qui risque d'emporter les murs, le plafond, et tout dans la salle, s'il se décidait -enfin- à se lever.
Au moment où l'éléphant prit miraculeusement conscience de son volume, il n'a plus été question de jeunes diplômes, jeunes désespérés, jeunes oubliés, jeunes prometteurs, jeunes vulnérables, jeunes révoltés, jeunes talents... et le al-shabab al muhammash, et les shabab al-tha'ir, al-shabab al mu'attal. Il y a eu les "Jeunes, tout court".
Une mutation a eu lieu. Le code sémantique a, d'un coup de langue, avalé plusieurs autres notions, jusque là dispersées. Le jeune du virage qui a quitté l'école à 13 ans, le jeune sur-diplômé chômeur, le jeune doctorant en sit-in depuis neuf mois, le jeune premier de la classe qui termine ses études de médecine en encaissant le choc de son camarade tombé dans la cage d'ascenseur d'un hôpital, le jeune qui n'ayant pas eu les moyens de quitter la maison familiale invite sa mère à une émission de télé réalité pour, dans le scène finale, se mettre à genoux et lui embrasser les pieds parce qu'elle supporte encore sa présence, tous, se retrouvent ensemble, unis contre la misère d'être né pour se retrouver jeune en 2021.
Cette semaine, une chaîne de télévision turque a diffusé ce que l'on pourrait considérer comme un premier débat en direct entre David et Goliath. Le Goliath de la scène est un gros calibre du parti islamiste au pouvoir, confiant, costumé cravaté rasé de près, avec une impeccable maîtrise d'un discours taillé sur mesure pour les chancelleries qui le guettent des coulisses, le tout sur un fond d'écran où apparaît l'Avenue Bourguiba avec ses ficus verdoyants et son horloge rouillée. Le David, face au géant, est une jeune femme, visage expressif et attachant, traits finement dessinés, regard sûr sans additifs et sans intention de plaire, la voix limpide, la diction théâtrale, sur un fond du paysage urbain dense et accidenté de Tunis Sud. Elle ne se présente pas autrement que comme "jeune tunisienne." Sec. Pas jeune diplômée, pas jeune révoltée, pas jeune persécutée, même pas jeune femme. Pas de classe, pas de de genre, pas de religion, pas de niveau d'éducation. Une catégorie d'âge et une appartenance à la terre Tunisie (et possiblement à la nation Tunisie) lui suffisent pour s'identifier. C'est nouveau.
En quelques mots, elle construit avec clarté une dualité, une altérite à ce qu'elle représente. L' "autre" sur l’écran adjacent, le Goliath supposé, devient l'image icône du non-jeune, peut-être même de l'anti-jeune. Et le temps d'un débat, on ne sait plus de quel coté est la force. Quand le débat se termine, on ne sait plus qui des deux était David et qui était Goliath.
"It is either me, as a young Tunisian, or them." "C'est ou moi jeune Tunisienne ou eux." Un mouvement est né. Il semble inclure: l'individu (moi), le groupe (jeunes), et les autres (visiblement, tous les autres). La notion de Peuple, probablement trop usée à ce stade, laisse instantanément place dans le discours à la notion de Jeunesse. L' "autre" de l'équation est ce puissant qui a mal utilisé sa relative puissance pendant les 10 (plus 23) dernières années. Il est celui pour qui 2011 aura été ou un non-événement ou une opportunité personnelle. C'est celui qui a récolté les fruits de 2011 sans y avoir participé. Il est ce réactionnaire paternaliste, voleur de révoltions, bureaucrate, abuseur de pouvoir, rétrograde et qui justifie sa violence par la légitimité que lui en donne l'état surtout mais aussi le rang social, la religion, les alliances. Le spectre peut aller du proviseur du lycée ex-animateur de cellule RCD, au petit-chef du commissariat de quartier, au grand chef de parti, de gouvernement, d'assemblée. Tous, sont ces "autres," non-jeunes.
Mais il y a plus; beaucoup d'autres encore: Les passifs, ceux qui votent contre leurs intérêts réels car ils ne les connaissent pas ou car il ont reçu un sandwich, un mouton, ou une promesse pour les oublier momentanément, ceux qui croient sincèrement que leur vote les emmènera au paradis, ceux qui sont naturellement averses au risque, au changement, ou à toute nouveauté et à toute forme d'émancipation, toujours en croyant bien faire... et tous les composants sans idée et sans énergie du groupe dit "Peuple", et qui pèsent par leur inertie, et qui veulent préserver les des acquis en dissolution constante et accélérée.
Il faut théoriser! Un minimum, cette fois-ci! Il faut mesurer, compter, jauger, calibrer combien de sel il faut à cette terre pour qu'elle (re)trouve sa fertilité et la garde. Sans stratégie, ce sera un show et rien de plus. Le gladiateur ne sera que la marionnette d'un camp pour affaiblir un autre, pour distraire un autre. A la fin du spectacle, le gladiateur ne devient pas le roi, jamais. Il reste esclave. Il est au mieux nourri et ses blessures superficiellement pansées, au pire mis sous sédatif et rendormi jusqu'à la prochaine génération. Théoriser, c'est nommer, définir, identifier les cycles et les exceptions, les causes et les conséquences. C'est construire une stratégie, la structurer, l'expliquer aux autres. C'est mettre ses rêves et ses demandes en mots et en actions ciselés comme sorties de mains d'orfèvre. Et des fois ça marche. Au sit-in de la Kasba II, Lina a porté une pancarte "le peuple veut une assemblée constituante" avant même que le terme "constituante" n'apparaisse dans le débat. Il n'y a pas nécessairement un rapport de cause à effet. Mais l'assemblée constituante fut.
Il y a un dicton qui dit qu'il faut faire attention à ce que l'on souhaite car ce que l'on souhaite risquerait de se réaliser. S'il y a bel et bien une force vive qui se réveille et qui fédère des Tunisiens jeunes dans ce pays, il faudra l'aider, sans réserve et sans hésitation. D'ailleurs, autant le dire tout de suite, c'est probablement le seul choix qui reste. Toutes les autres options ne seront que des sédatifs, à durée déterminée et courte, comme l'avait été 2008 et comme (bien hélas) l'a été 2011. Aider. Le mot peut sembler naïf et prétentieux, mais il est grandiose et...vital. Aider les Tunisiens Jeunes à devenir des Jeunes Tunisiens (seulement ceux qui ont fait un peu d'histoire de ce pays comprendront la nuance). Aider consistera dans un premier temps, déjà à ne pas leur nuire, à ne pas les infantiliser (trop tard de toutes les façons), de ne pas les applaudir en spectateur béat et abruti, ce qui est le plus grand mal que l'on puisse apporter. Et il faudra se forcer -même quand on n'est plus de toute jeunesse civile et physique- de dépasser ses propres tendances à l'inertie et à la non-jeunesse. Le sel de la terre, ce sont elles et eux et (accessoirement) ceux qui les auront aidé à rester et reconstruire.


Illustration: Jean-Michel Basquiat, Pierre et le loup, 1985, 
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