LA CHUTE




 LA CHUTE
Tunis, le 4 décembre 2020

Quand il était petit, une des blagues préférées de mon frère qui devait alors avoir trois ou quatre ans, était l’histoire d’un homme qui marche, marche, marche, marche et soudain, tombe dans un trou. C’était drôle. Le jeu de narration consistait à faire marcher le personnage, joyeusement et innocemment, le plus longtemps possible, en accompagnant le récit d’un geste de la main mimant la marche avec ses minuscules index et majeur avançant sur une surface quelconque se trouvant à proximité de lui. Le personnage fictif marchait une éternité, les yeux souriants de toute la famille rivés sur lui, attendant impatiemment de voir le sort qui l'attendait. Puis, le plus froidement et cruellement possible, il tombe dans un trou imaginaire. Fin de la blague. Et tous, on riait aux larmes… aux larmes.
Quand on a grandi en Tunisie, en ville, dans ma génération, l’une des premières leçons de la vie et de l’enfance consistait à savoir où l’on met les pieds quand on marche. Avant d’apprendre à traverser la route, on nous apprend à éviter les accidents de trottoir (quand une telle chose existe). La voix de ma mère me tenant la main et me disant de ne jamais, jamais, marcher sur les bouches d’égout, toutes les bouches d’égout, les métalliques, les bétonnées, les cimentées, les visibles, les dissimulées, toutes, résonne encore dans mes oreilles. Une de nos premières leçons de la vie consiste donc à ne pas faire confiance aux institutions, aux mairies, aux gestionnaires, au sol de ce pays qui nous porte. Une de nos premières leçons de la vie consiste à ne pas croire... l’Etat.
Plus tard j’ai compris que ce type d’apprentissage n’était pas « général et universel. » Arrivée à Paris des années plus tard, il a fallu quelques semaines pour qu’en marchant dans les boulevards, une de mes premières connaissances d'alors, me demande avec le sourire : « Tu ne marches pas sur les trappes ? » Non, je les évite. Nous-autres, on ne peut pas cacher longtemps la nature profonde de notre relation avec l’infrastructure et ceux qui la gèrent. Puis j’ai appris à marcher sur les couvercles des trottoirs, moi aussi, quand ils ne couvrent pas les trous de mon pays. Et j’ai appris à observer les étrangers marcher dans les villes européennes, et à jauger la nature du rapport qui les lie au sol qui les porte et à en tirer des conclusions et des jugements. J’ai appris que le son que produit un talon-aiguille qui heurte insouciant le couvercle d’une évacuation d’eaux usées était le signe d’un état riche, fort et rassurant. Et que lorsque l’Etat est faible, ou que le rapport de confiance avec cet Etat est faible, on développe intuitivement des stratégies d’esquive pour éviter les chutes, et leurs causes potentielles.
Une amie à moi, qui a grandi dans un HLM de la banlieue de Paris, m’a raconté une fois qu’elle ne montait jamais avec son bébé dans un ascenseur avant d’avoir donné un coup de talon soutenu au sol de la cabine. Elle a gardé ce réflexe toute sa vie, plus tard, en prenant toutes sortes d’ascenseurs publics, des ascenseurs de banques, d’aéroport, de centres commerciaux, d’hôtels de luxe... Tester le sol, toujours. Si les câbles de l’ascenseur devaient lâcher, ce test (certes ridicule) doit pouvoir enclencher la chute avant que n’y entre une poussette. Et le bébé survivra sur le palier. Je pense à elle à chaque fois, dans le monde, que je vois des gens entrer confiants et joyeux dans un ascenseur. Quand on a acquis cette forme de méfiance instinctive envers l’infrastructure et ceux qui en sont responsables, on développe des réflexes de survie. Ce n’est pas un signe de paranoïa, c’est le signe que l’on vient d’un système dont les institutions sont délabrées, et en lesquelles on a arrêté de croire ou en lesquelles l’on n’a jamais cru. Car, en réalité, il faut beaucoup de maillons défectueux pour qu’une cabine d’ascenseur déjà installée chute avec une (ou des) personnes à l’intérieur. Pas un maillon, pas deux, bien plus… Ce n’est pas aléatoire, ce n’est pas accidentel. Il faut une chaîne de dysfonctionnements, et il faut que tous ces dysfonctionnements soient impeccablement dysfonctionnels pour en arriver là. Il faut presque le vouloir, pour en arriver là !
Et on y est. Trois chutes dramatiques en l’espace de quelques semaines. Le lundi 5 octobre 2020, une petite fille de cinq ans qui ramassait des bouteilles en plastiques avec sa mère tombe dans une bouche d’égout ouverte à Tunis; il faudra plusieurs jours pour retrouver son corps. Le lundi 23 novembre 2020 à Enfidha, une jeune fille de 23 ans tombe dans une autre bouche d’égout ouverte et inondée, et y meurt. Hier, jeudi 3 décembre, dans l’hôpital de Jendouba, un jeune médecin de 26 ans monte dans une cabine d’ascenseur qui fait une chute libre de cinq étages dans sa cage, il y est resté une heure sans qu’aucun secours n’ait pu l’atteindre, et il meurt. Ce ne sont plus des faits divers. Ce ne sont plus des accidents. C’est l’allégorie d’un pays dont le sol est en train de se fissurer et les habitants sont en train de tomber, l’un après l’autre, dans les failles nouvellement ouvertes.
De quoi ces chutes sont-elles le signe ? Elles sont le signe que le mal a atteint les fondations. Ce n’est pas un toit qui lâche ou un mur qui craque. Le sol a bougé. On a beau avoir l’habitude des infrastructures dysfonctionnelles, on a beau avoir développé des réflexes d'esquive entre-failles, il est là question d’une pathologie nouvelle qui atteint la bâtisse « Tunisie ». Mais il faut se rappeler que des fondations ne bougent pas par négligence ou par paresse des uns ou des autres, non. Il faut plus pour atteindre les fondations ! Des fondations bougent quand elles sont mal ancrées, mal dimensionnées, quand on les surcharge; elles bougent aussi quand des forces extérieures entrent en jeu. Mais elles bougent aussi et surtout quand on prémédite de leur nuire, quand on dévore dans l’espace où elles déchargent le poids qu’elles portent! Sans métaphores inutiles, les bases de ce qui fait de nous un peuple digne et uni ont été consciemment et délibérément, heurtées avec une extrême violence. Il faut se rappeler toujours qu’une démolition est un acte volontaire, qui a un coût et qui demande un stratégie (autant qu’une construction). On ne démolit rien (ou presque) en grattouillant des surfaces. On ne démolit rien (ou presque) par accident, ou par négligence. C’est en persévérant à la tâche qu’on creuse le marbre jusqu’à le fissurer, c'est seulement en le voulant qu'on arrive à fissurer du marbre. Car oui, nos fondations sont en marbre et oui, elles se sont fissurées. Il s'agit maintenant d'un face-à-face entre un peuple et des populistes inassouvissables et goinfres qui tentent de le gouverner à coup de poudre-aux-yeux, et qui n’ont pas eu de scrupules à toucher aux fondations souveraineté du sol, continuité de l’état, santé, éducation, justice, infrastructure... On tombera encore, tant que l'on restera muets, spectateurs, apathiques...
Il ne faudra jamais oublier les trois chutes de cette fin d’année 2020, même quand d’autres suivront. Elles sont les prémices de notre chute collective, si on n’arrive pas à la stopper. Il faudra se rappeler, en gardant à l’esprit ces trois pertes (monumentales) qu’il ne tombera que ce que l’on aura -en notre âme et conscience- laissé tomber. Je répète : Il ne tombera que ce que l’on aura -en notre âme et conscience, tous ensemble- laissé tomber.

Illustration: Joseph Mallord William Turner,Death on a Pale Horse (?) c.1825–30, Tate Research Publication 

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