LE MONOLITHE
LE MONOLITHE
Tunis, le 24 janvier 2021
Les historiens détiennent un secret que le commun des mortels oublie. Ils savent, qu’à des moments de l’Histoire, beaucoup, beaucoup de gens, tous au même temps, peuvent se tromper, tous ensemble, et d’une manière ou d’une autre : foirer. Cela peut mener aux pires des horreurs, aux plus délabrées des décadences, aux plus écœurantes des réalités. Mais ce qui est ennuyeux, c’est que depuis l’œil de ces ouragans de noirceur de l’histoire, il est très difficile de déceler le degré d’obscurité qui sévit. L’œil humain, comme sa raison, sont conçus pour s’adapter à leur environnement. Et il peut arriver que la nuit se prolonge au point que les humains oublient à quoi l’aube peut ressembler.
Il y a quelques jours, j’ai revu Le Pianiste de Polanski. Dans la scène finale du film, après la descente aux abimes, après le défilement des horreurs, apparait le visage ensoleillé du musicien qui sourit, sans s’arrêter de jouer, en revoyant son ami vivant, une fois la guerre terminée. Depuis cette scène, je me surprends à penser que je voudrais vivre pour voir à quoi ressembleront les sourires de ceux que j’aime, une fois tout ça passé. Bien sûr que la guerre n’a pas eu lieu ici, et bien sûr que nous sourions et rigolons beaucoup, ces jours-ci. Mais ce que je rêve de voir, c’est un sourire d’une autre nature: celui de ceux qui ont survécu, victorieux, aux temps obscurs.
Dans ce pays, il y a beaucoup trop de bruit ces jours-ci. Ce qui formait un ensemble de sons parasites s’est agglutiné pour devenir un brouhaha de foule dominant, assourdissant. Tout cri, toute musique, tout appel s’en trouvent étouffés. Et, on n’entend plus rien, on ne voit plus rien. On a l’impression encore de pouvoir déceler quelques bruits familiers, quelques « pour » s, quelques « contre » s, quelques entre-deux. En réalité, la cohue a tout avalé. Un monolithe bourdonnant s’est formé. Il est en auto-ébullition, il s’auto-chauffe, il s’auto-dévore. Il grouille mais n’avance dans aucune direction. On lui jette quelques braises, et il s’y agglutine, assoiffé de feu.
Dans chaque maison riche ou pauvre, dans chaque échoppe grande ou petite, dans les cafés sans chaises, dans les queues devant les administrations, dans les conversations téléphoniques, dans les pages imprimées ou digitales, les mêmes sujets, les mêmes phrases, les mêmes mots, puis les mêmes oublis, puis d’autres mots pour formuler d’autres sujets, puis d’autres oublis. Le virus, l’enterrement, la police, le président, le vaccin. Nissaf! Kais! Olfa! Hichem! Confinement, re-confinement, dé-confinement, anti-confinement, pro-confinement. Mesures. Protestations. Légitimes. Illégitimes. Année blanche ! Année noire ! Les jeunes, les jeunes, les jeunes. Aucune question, aucune réponse. Un déferlement d’opinions, d’émotions, de jugements aussi vains que pathétiques : Le monolithe.
Un éminent savant de ce pays est mort dans le silence aujourd’hui, le monolithe a étouffé la nouvelle de sa disparition. Une député-ex-constituante de ce pays est morte dans le vacarme, elle. Le monolithe s’est nourri de l’histoire. Demain il en en demandera d’autres. Le mécanisme est irréversible, le monolithe grossit démesurément. Tout ce qui sera dit, crié, écrit (y compris ce texte, probablement) sera perdu dans la masse, ou sous la masse. Les voix qu’il n’étouffera pas, il les ingurgitera.
L’antidote aux temps obscurs (peut-être bien le seul), c’est le temps. Les plus solides des monolithes ont fini par s’effriter, avec le temps. Entre temps, il faudra résister : Ne pas se laisser emporter par la foule. Et ne pas se laisser piétiner par la foule. Ne pas perdre son énergie à crier, crier, crier. Personne n’entendra rien, trop de bruit. Ceux qui entendront, oublieront demain. Se séparer du monolithe, assez pour s’en protéger, mais assez pour continuer de pouvoir observer la bête. S’accrocher. S’agripper du plus fort qu’on peut à ce que l’on veut sauver et revoir après l’orage. Ceux qu’on aime. L’œuvre d’une vie. Un arbre. Un monument, une espèce rare d’hirondelles. Un projet, un souhait, un rêve. Cultiver ce rêve chaque matin. En parler aux enfants et aux amis. Le transmettre avec les gestes de tendresse, et dans le lait maternel. Ne pas laisser sa rétine s’accommoder à l’obscurité. Exercer la mémoire à se souvenir des matins lumineux. Si le monolithe t’avale, cherche une main amie, il y en a toujours. Si tu ne sens pas le courage de résister, pars. Il y a la vie pour revenir. Ne pas attendre, ne rien attendre. Re-cultiver le rêve. Dis aux enfants que quoi qu’ils fassent, ils ne doivent jamais tous se ressembler, tous se comporter de la même manière, tous penser de la même manière. Cultiver la différence. Et… se préparer aux jours meilleurs. Car oui, les jours meilleurs existent, mais il faut qu’ils nous trouvent là et préparés.
En regardant Le Pianiste, j’avais la certitude que le personnage –qui est issu d’une histoire vraie- devait avoir fini sa vie à New York ou ailleurs en Europe. Je m’étais trompée. Il est resté à Varsovie, il y a joué sa musique des années et des années après la guerre. Et il y est mort.
Illustration: Francis Bacon, Trois études de figures au pied d'un crucifixion, 1944, Tate Britain, Londres
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