DE LA VIOLENCE EN HÉRITAGE

 


DE LA VIOLENCE EN HÉRITAGE

Tunis, le 31 janvier 2021

Dans le cadre du droit de réponse accordé à toute personne désignée dans la presse, une radio tunisienne a donné la parole au député qui a été filmé en flagrant délit de violences verbales et physiques envers une de ses collègues de l'assemblée nationale.
Les animateurs lui ont accordé les minutes qui lui étaient dues et il les a utilisées pour se justifier, expliquer que son acte avait été sorti de son contexte, que son attitude était une réaction à une série de provocations devenues insupportables, et « qu'il fallait bien que quelqu'un ait l’audace de s'en occuper ». Il a profité de la tribune pour glisser quelques suites d'insultes et quelques 'galvauderies' de campagne électorale. Les chroniqueurs de la radio ont ponctué l'interview de petits rires nerveux mais amusés. Tout au long de l’émission, ils se sont adressés à lui par son prénom seulement, comme on s'adresse à un interlocuteur que l'on infantilise, à qui on ne veut pas retirer un certain capital sympathie, vu son poids électoral prometteur. Une des chroniqueuses "femme", en a profité pour rappeler le temps quand elle et lui, tous les deux avocats, étaient copains et s'amusaient bien dans les couloirs du palais de justice. Elle lui a ensuite demandé pourquoi il avait autant changé? Pourquoi il était sur ses nerfs tout le temps (je le jure!)? Et, pourquoi il tombait toujours dans les pièges de la provocation qu'on lui tendait? (Je re-jure!)
J'ai écouté, au volant, l'estomac noué. Que penseront nos filles de nous? La question me heurta comme un camion. Que vont penser tous ces jeunes, tous genres confondus, qui ont vu la scène et qui -en silence- surveillent les réactions des uns et des autres? Jusqu'à quand on va continuer à émettre des messages brouillés, des signaux flous. Jusqu'à quand va-t-on nourrir –délibérément et impunément- ce manque de clarté, en tout.
La scène, d'une grande violence, se passe entre deux personnalités publiques, dans un milieu professionnel hautement public ; elle a été filmée, diffusée et rendue largement publique. Je choisis de ne pas nommer les deux personnages, ici, car leurs identités civiles et politiques importent peu. Je choisis aussi de ne jamais utiliser la dualité « agresseur/victime » car elle est trop connotée pour ce que j’ai à dire. Ce qui importe, c’est que dans la scène, un fusible ait sauté, et le débat supposé politique, entre un homme et une femme politiques, ait été altéré pour se transformer en acte de violence à l’égard d’une femme. Ce qui importe aussi, c’est qu’une partie non négligeable du public ne se soit pas aperçue de ce changement de nature dans le débat, et elle a continué à essayer de discuter quand toutes les justifications auraient dû s’arrêter (net) et quand auraient dû commencer (immédiatement) les dénonciations et les excuses.
Cet instant où le discours change de caractère, c’est celui où l’un des adversaires injecte des armes que le jeu ne permettait pas à l’origine. Imaginez, par exemple, le dégoût que causerait un combat de sumos où à un moment donné du combat, un des lutteurs sorte une arme blanche et poignarde l’autre dans le dos. C’est ainsi que fonctionne l’introduction d’un discours teinté de domination sexiste dans le débat public. Mais très peu de tribunes ont vu et analysé la scène pour ce qu’elle représentait et elles sont restées ambiguës sur un fait que la société tunisienne porte et cultive au plus profond de ses entrailles. Et il devient d'une gravité extrême de le voir, à ce point, exhibé et justifié.
Il n'y avait pourtant aucune forme d'ambiguïté possible dans la scène. La gestuelle, la posture, le regard, les mouvements dans l'espace, le vocabulaire ne trompent pas : Déposséder l’autre de son moyen d'expression et de communication (ici, le téléphone). L’accoster en transgressant les limites de sa bulle individuelle; avancer le visage ses ses yeux pour amplifier les traits et la voix, respirer l’oxygène de son air immédiat, lui transmettre effrontément ses postillons (et virus potentiels), forcer le pas en arrière, le geste de protection des organes vitaux. Il suffirait de couper le son de la vidéo de la scène, et n'importe quel psychologue reconnaîtra le syndrome. Rallumez le son ; listez les éléments de vocabulaire de offenseur. Dépassez les insultes familières connues. Notez les mots qui dégradent, intimident, humilient, nient, tous conjugués et accordés au féminin singulier. Remarquez bien la différence entre un lexique provenant d’un conflit d'égal à égal, dans lequel deux parties se battent pour un territoire, un intérêt donné. Comparez-le à celui qui ressort dans une situation où l’une des parties essaye d’imposer une situation de domination, de négation de l'individualité de l'adversaire, en l'occurrence : l'adversaire féminin.
Dans la scène que tu as vue, ma fille, ma sœur, mon amie, et qui t'a peut-être affectée, qui a peut-etre fait ressurgir une impression de déjà-vu, qui t'a peut-être désarçonnée car les personnages en question ne te ressemblent pas, il n'y a aucune ambiguïté possible. Il n'y pas de contexte favorable ou défavorable, pas d'action-réaction, pas d'appartenance politique qui puisse jouer en faveur de l'un ou l'autre des protagonistes. Il n'y a pas de droit de réponse possible qui ne soit autre que des excuses publiques, et rien d’autre. Il n'y a pas de piège, il n'y a aucun piège. Il n'y a surtout pas de "Qu'est ce qu'elle a fait pour provoquer (ou mériter) ça?" Et il ne devrait pas (jamais) y avoir place à l'impunité.
Le "Ça" dans la scène, c'est une masculinité primaire violente débridée, désinhibée, qui se manifeste dans un milieu professionnel, probablement pour en tester les limites. Ce milieu est supposé être protégé, sûr, régi par des lois sans failles, qui garantissent le droit de chacun à exister, de s'exprimer, de contribuer sans risquer de subir des atteintes de cette nature. Le " Ça" de la scène ne sort jamais pour jouer fair-play. Et il ne sort pas seulement pour le show. Il sort pour écraser. C'est un classique des stratégies de domination. Comme toute autre forme de violence, il a ses ingrédients, ses recettes, ses compositions chimiques, ses températures d'ébullition. Il faut apprendre à le reconnaître du premier regard. Ce qu’il tente d’écraser, ce ne sont pas les convoitises politiques d’une seule femme. Ce sont les milliers, ou millions, de petites lueurs d’ambition et de volonté –parfois naissantes- chez les femmes qui aspirent à contribuer à la chose publique et à son évolution. Ce sont ces lueurs qu’il tente d’arracher, parfois à un état embryonnaire.
Le fait qu’une violence de cette nature ait pu franchir toutes les barrières, et jaillir au cœur de sphère publique, ne devrait pas être traité comme une énième querelle politique. Dénaturer l’affaire en l’observant comme un bras de fer entre élus, ou un accrochage pour vol de téléphone, ou même ressortir l'éternel héroïque "Celui qui agresse une femme n'est pas un homme," revient à en fausser la compréhension. Des attaques chargées de références sexistes sont le quotidien des femmes de cette partie du monde, non pas parce que notre ADN est ainsi fait, mais parce que l’éducation, la culture, la société dans laquelle nous évoluons est ainsi faite. La violence y est un patrimoine.
Sous d’autres cieux, dans une société qui aurait institué un degré zéro de dignité dans ses codes, l’offenseur de la scène serait maintenant enfoui dans un lieu inconnu, ne le quittant que déguisé et rasant les murs, en train de constituer un bataillon d'avocats pour le sortir du procès réel et public qui l’attend. Ailleurs dans le monde, une femme politique reconnaîtrait les faits pour ce qu’ils sont, n’essayerait pas de les mitiger à des fins politiciennes, et saisirait la justice, pour l'exemple. Sous nos cieux couverts, on en discute encore, on décidera après. C’est une honte. Mais un jour, si on en parle assez clairement, si on arrive à barrer la route à cette violence contagieuse, à sa transmission de génération en génération, la honte changera peut-être de camp.

Illustration: Francis Bacon, Head VI, 1949, Arts Council Collection, Hayward Gallery, London

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