CORONA AU PAYS DES MERVEILLES, SUITE ET FIN [20]
Tunis, le 15 mai 2020,
Les bruits des soirées
de Ramadan ont repris dans mon quartier. Les voix d’enfants jouant au foot dans
la placette. Les coups de balle sur un capot de voiture. Les cris enroués d’un
adulte sortant la tête (et le torse) de sa fenêtre d’appartement, pour insulter
les aïeuls et les aïeuls des aïeuls du jeune le plus proche de sa voiture. Les
rires qui re-éclatent après un moment de silence. Les chants de Mezoued
du jour. Tous ont repris. C’est un signe. La normale est de retour.
Cinq jours sans nouveaux
cas de contamination au virus dans le pays. On a échappé belle, il parait. Peut-être.
Mes enfants me disent fièrement que le monde entier parle de la Tunisie car
elle a battu le virus. « On est les plus forts ! ». Sûrement,
sûrement. La seule explication plausible, encore une fois, c’est que nos aïeuls
(que d’ailleurs le voisin vient d’insulter) soient saints-hommes et saintes-femmes.
« C’est possible ça, maman ? » Au point où on en est,
tout est possible ma fille… Tout.
Bien sûr, c’est
loin d’être fini. Mais nous autres, quand l’Aïd arrive, on ne peut pas s’empêcher
d’attendre des lendemains heureux.
J’avais commencé
ce journal de bord, il y a exactement deux mois, le 15 mars 2020, la peur au
ventre. Je peux le dire maintenant. J’avais peur de ce que j’allais bien pouvoir
y reporter des événements des jours qui allaient suivre. Je l’ai commencé, ce journal, pour qu’il me
tienne compagnie durant la traversée immobile, pour y éponger les angoisses des
courbes exponentielles et des vagues sans points d’inflexion. Il n’y avait
encore, à l’époque, aucune courbe en cloche, et on ne savait pas si elles
pouvaient exister. Dieu merci, je vais
le clore sans grands dégâts humains.
Je vais le fermer
car il n’y a plus de réel sens à appeler son journal ‘ Corona au pays
des merveilles’ quand Corona est supposé avoir quitté le pays merveilles. S’il
revient, je reviendrai. Je l’appellerai ‘Le retour de la bête’. Il ne faut pas
que j’oublie. Le réel premier jour de l’ère post-corona était lundi, en réalité.
Ce jour-là, la femme de mon marchand de fruits et légumes est partie à la fripe
(il me l’a dit joyeusement) et il y a eu foule devant les magasins ZARA de la
ville. Le monde s’approvisionne, comme il peut, pour faire peau neuve face à sa
réalité flambant neuve !
Ce jour-là, moi,
j’ai continué ma vie de mi confinée, mi déconfinée. On ne peut pas résister à
son sort de ni d’ici, ni d’ailleurs. Ni ici, ni ailleurs. Même le virus n’y
peut rien.
J’avais pensé, en
commençant ce journal, qu’il était utile de documenter des faits sincères et tangibles
et de la vie quotidienne, les choses simples. Tout ce que l’on aura oublié dans
quelques mois. Je me rends compte, aujourd’hui, que ce n’est pas un exercice
facile que de reporter des choses simples et tangibles. Il aurait fallu
beaucoup plus de courage pour un tel exercice.
Le courage de s’en
tenir aux faits. Dire : Aujourd’hui, j’ai pleuré en regardant un
feuilletant puis j’ai re-pleuré en lisant une histoire pour enfant à voix haute.
Ou, aujourd’hui, j’ai sauté de joie en assistant en direct à la soutenance de thèse
de mon amie. Aujourd’hui, on a fêté l’anniversaire de mon père, de loin. Aujourd’hui
à la banque, j’ai demandé méchamment à une personne de s’éloigner de moi (car
il y avait une pandémie !) Aujourd’hui, j’ai suivi un webinar extrêmement
sérieux en pliant des feuilles de malsouka dans la cuisine, et j’ai même
posé une question. Le tout, sans rire! Aujourd’hui, on a suivi le cours d’histoire-géo
de Al sur le nazisme, en direct, agglutinées sur un même fauteuil pendant quarante
minutes minutes, en commentant chaque phrase, et en sortant des Chchch (!) répétitifs
et agressifs à Nour qui ne comprenait rien mais qui voulait participer. Ou, aujourd’hui,
j’ai collecté des graines de melon et de citrouilles en pensant qu’elles
pourraient être utiles un jour. Aujourd’hui, je suis rentrée heureuse du nouveau
potager de mon quartier -fruit du confinement- avec un petit bouquet de
roquette à la main. Ou, aujourd’hui, je ne me sens pas bien.
Ce que j’ai mis
dans ce journal, c’est ce que je pensais (et quelquefois ressentais) au lieu de
ce que je vivais. Aussi sincère que cela puisse être, cela ne revient pas au même.
Dire ce que l’on pense est beaucoup plus simple que dire ce que l’on est, ce
que l’on vit. Penser n’est pas être (je ne le pense pas, du moins pas tout à
fait). Penser, c’est (beaucoup, beaucoup) juger, hélas. C’est indispensable,
comme il est indispensable et vital d’y résister. Et y résister c’est de s’en
tenir aux faits.
S’en tenir aux
faits, ce sera pour la prochaine fois.
Dorénavant, rien
ne sera plus comme avant. Rien, même si tout portera à le faire croire. On a vu
une pandémie de nos propres yeux, maintenant. Ce n’est pas le fait qu’elle soit
sans précédent qui appelle à croire qu’elle changera beaucoup sur
passage. C’est justement le contraire, c’est le fait qu’elle ait des précédents,
multiples desquels on peut apprendre (un minimum). Peu importe que l’on en dise, de cette épidémie-là,
qu’elle aura été fictive ou médiatique ou fruit d’une psychose collective ou même
l’arnaque du siècle. Ses effets –eux- sont là, et ils ne sont pas des moindres.
Il faut juste
admettre qu’on n’en sort pas indemne. Ceux restylés à la fripe, ceux de ZARA, ceux
d’Hermès, tous. C’est juste qu’on ne le sait pas encore. Maintenant, avec l’angoisse
vient la paix (c’est dialectique). Ce que l’on craint le plus, peut arriver, à
sa convenance ! Entre temps, il y a une place pour tout et pour tous, sous
le soleil.
Ce qu’il y a à
faire, maintenant, sous le soleil, c’est prendre le risque de résister au
retour de la … normale.
A la prochaine,
Illustration: Paul Klee, Trois Maisons, 1922
Illustration: Paul Klee, Trois Maisons, 1922
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