CORONA AU PAYS DES MERVEILLES [19]



Tunis, le 8 mai 2020

Dans toutes les crises, il y a des oubliés. Il y a ceux que l'on oublie de compter. Ceux que l'on oublie de consulter, d'aider, ou d'inclure dans les prises de mesures. Et il y a ceux qui se font oublier, délibérément, par choix, pour des raisons que même eux, ne sauraient pas expliquer.

Parmi les grands oubliés de cette histoire de pandémie, il y a, mystérieusement, les architectes.
Ils n’appartiennent à aucune des catégories nouvellement établies. Ils ne sont pas mentionnés nommément dans les tableaux gouvernementaux de distribution des rôles pendant la crise sanitaire. Ils ne figurent pas sur les tableaux de confinement et de dé confinement.  Ils n’apparaissent pas dans les listes des sinistrés repêchés. Ils n’apparaissent dans les listes des bénéficiaires d’aides ciblées. Ils partagent bien la catégorie des professions libérales avec les médecins, les avocats et les experts comptables et d’autres. Mais la catégorisation semble caduque, et ne rend pas compte du caractère essentiel ou moins essentiel de leur métier.

Une crise a foudroyé le monde, et personne n'a invité un architecte à un plateau télé. Personne, au micro d’un radio, n'a pensé appeler un architecte pour lui demander comment il va, ou ce qu’il compte faire après. Ils ne sont (presque jamais) dans les webinars de brainstormings autour des plans de sortie de crise. Ils ne sont pas dans les débats qui diagnostiquent le moment présent. Ils ne sont pas avec les artistes. Ils ne sont pas avec les intellectuels. Ils ne sont pas avec les gens du business, ni ceux de la culture, ni ceux de la politique, ni ceux de l’économie. Ils ne sont experts en rien qui puisse se transmettre oralement. Ils sont silencieux. Ils restent, dans leur majorité écrasante, hors du débat. 

Zaha Hadid a dit, un jour, que sa vie d’architecte pouvait se résumer à « une boucle sans fin ». Un architecte habite le métier et le métier l’habite. Et de ce rapport, naît la boucle, atemporelle, non-circonstancielle, non-conjoncturelle. Elle ne se plie pas aux temporalités politiques ou sociales ou sanitaires. Dans un bureau d’architecte, on discute les grands malheurs du monde, en mangeant  comme des faits divers. L’essentiel est ailleurs.

Qu’importe une pandémie mondiale à celui qui cherche un 'beau' détail d’allège? Qu’importe une révolution à un esprit humain habité de dessins et de détails d'angles : Celui de la plus émouvantes des manières de guider un pied humain à enjamber le seuil d’une porte... Ou celui de guider un regard humain vers un but donné, le matin à l’ouverture des persiennes... Ou celui de toucher le sol avec un mur en béton, doucement, élégamment, gracieusement…  Le monde peut partir en vrille si ça l’enchante, tant que le détail n’est pas résolu, le drame est dans le détail.

Mais attention aux silencieux! Attention à ceux dont le pas de marche arrive en décalé. Attention à ceux qui ne se soucient pas des plans de relance, des stratégies de l’après, des urgences du présent, des leçons du passe. Attention à ceux-là, ce sont des pseudo-passifs. Ce sont des éponges. Ils absorbent leur réalité jusqu’à la moelle. Ce sont des créatures perméables à leur environnement, elles l’appréhendent, elles l’assimilent, elles lui permettent de les traverser. Sur le papier, cela s’appelle ‘Poétique du lieu’, ou ‘Regard sensible’ ou je ne sais quoi d'autre de cheezy, mais romantique. En pratique, c’est une forme d’extrême présentisme, de totale soumission à son environnement, dans le but de le comprendre et pouvoir le transformer. Et l’exercice, en effet, requiert un certain silence.

Alors attention à ce qui émergera des esprits et des sensibilités de ceux qui sont, aujourd’hui, silencieux. Ne les perdez pas de vue. Dans un article du Time d’aujourd’hui, j’ai appris que Klimt et Schiele étaient morts de la grippe Espagnole et que l’angoisse monumentale de Munch venait (aussi) de son expérience avec la grippe! Gropius et le noyau du Bauhaus ne se seraient pas mis à tracer des formes simples par coquetterie ou par nihilisme, mais par hygiénisme. C’est à dire pour des raisons sanitaires. C’est-à-dire par réaction (du moins en partie) à une crise majeure de santé publique (une pandémie, quoi).  Les moteurs de la machine à concevoir collective avaient changé : Less is healthy ?

Dans les cours d’histoire de l’architecture (et d’autres disciplines) il y a une formule que l’on applique aux mouvements émergents dont on ne sait pas très bien expliquer l’origine. On en dit que c'est : l’air du temps. Alors voilà (et attention)… L’air du temps sera  très probablement ce qui se passera quand les architectes et autres bâtisseurs/créateurs, aujourd’hui silencieux, sortiront de leur silence.


Illustration: Edward Munch, Danse sur la Plage

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