CORONA AU PAYS DES MERVEILLES [18]
Tunis, le 03 mai
2020,
Le gouvernement a
choisi de ne pas appeler sa stratégie de réouverture, qui commence
demain, un plan de décofinement progressif . Ils ont préféré
appeler la chose un plan de confinement ciblé (où ciblé remplace général). Et comme prévu, le plan est écœurant.
Comme prévu, la cible du plan, c'est à dire ceux qui devront encore se soumettre au régime de confinement total, ce sont les vieux (on a décidé qu’on devenait
vieux à 65 ans, ici, sans nous dire sur quelles bases), les malades (de
choses et d’autres ; un peu, moyennement, beaucoup, peu importe), et les
femmes enceintes. Mais pas exactement comme prévu, une cible surprise du plan vient
s’ajouter à la liste, en noir sur blanc, dans le journal officiel, 24h
avant la date de prise d'effet du plan:
« Les mères de famille ayant des enfants de
moins de quinze ans » resteront, elles aussi, confinées et ne reviendront pas au travail.
Ma première
réaction a été d’en rire. Donc, en théorie, et si on suivait le décret à la
lettre, les enfants de moins de 15 ans (qui –eux- ne sont pas mentionnés dans
la liste des catégories cibles) pourraient sortir se balader, tous seuls, ou avec papa, faire les
achats du Aid, se baigner… Mais maman reste à la maison préparer le dîner de
Ramadhan. Intéressant..
Mais l'heure n'est pas à l'humour.
Puis, ma réaction qui a suivi a été de penser à ce fameux prêche : Quand ils sont venus chercher les communistes,
je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste. Quand ils ont voulu confiner
les vieux, je n’ai rien dit, je n’étais pas vieille. Quand ils ont voulu confiner
les asthmatiques, je n’ai rien dit, je n’étais pas asthmatique. Quand ils ont confiné
les diabétiques et les cardiaques, je n’ai rien dit, je n’étais ni diabétique
ni cardiaque.… Puis, ils sont venus me confiner, moi, mère d’enfants de moins de
quinze ans.
Nous avons –implicitement- accepté que le
gouvernement discrimine les plus âgés et les moins bien portants. Nous avons accepté que le gouvernement nous
dise qui parmi-nous était vieux et qui ne l’est pas, qui était apte
et qui ne l’était pas. Nous savions que
c’était anticonstitutionnel, éthiquement non-acceptable et que cela détruirait
des années de combat contre les discriminations agéistes , les exclusions sur la base du handicap, les levées du droit à la discrétion médicale. Ils ont lancé mille ballons d’essais, ces derniers jours, pour tester notre tolérance aux infractions liberticides. Ils nous ont trouvé mous, alors ils ont continué (sans même s'excuser, ou expliquer, rien) . Les réactions dans
les débats publics ont été d’une indolence révoltante. Et, il n'y a maintenant plus personne
pour venir en aide aux mères-travailleuses et leurs alliés, qui ont participé au silence. Leur gouvernement a eu la grandeur d’âme de les laisser confinées (dans la cuisine !). Et bien, c'est bien fait pour nos gueules !
Mais l’heure n’est
pas aux revanches.
Ma troisième réaction
a été de me demander s’il y avait eu un seul projet de discrimination, dans l’histoire
de cette partie du monde (et d’autres), auquel on a oublié d’ajouter les
femmes ?
On a l’impression qu’il y a toujours, à la dernière
minute, quelqu'un qui a la bonne idée de compléter une liste d’exclus par « Et les
femmes ! Et certaines femmes ».
Dans cette partie du monde, on sait pourtant très bien qu'une discrimination n’arrive jamais seule. Dans
toutes les injustices et les violences, il y a les catégories les plus vulnérables,
racialement, ethniquement, sexuellement… et les femmes. Dans les plans de déconfinement
de crises sanitaires, il y a -visiblement- les catégories les plus vulnérables, en âge et en
santé… et certaines femmes !
Il semblerait que le mot d’ordre soit de toujours, toujours,
toujours rappeler aux femmes qu’elles sont en situation de précarité, qu'elles font partie des catégories fragiles même (et
surtout) quand elles ne le sont pas [le covid-19 est plus virulent chez les
hommes]. Autre mot d’ordre :
Ces décisions sont prises en croyant bien faire, toujours. Le gouvernement
nous veut du bien, toujours.
Mais l’heure n’est
pas aux bonnes intentions idiotes.
Ils vont nous
dire que garder certaines femmes, les mères (exclusivement les mères, pas l’un
des parents) à la maison pour qu’elles puissent prendre soin des enfants déscolarisés et du foyer, les protégera. Ils nous
diront que ces mesures temporaires auront le mérite de préserver les femmes de
la maladie, de l’effritement de leurs foyers, des décisions abusives de leurs
employeurs, de toutes formes d’exploitations familiales et professionnelles. Bien.
On les protège, voyez-vous ! On les protège du monde extérieur et d’elles-mêmes,
de leurs envies de sortir, du risque qu’elles ne deviennent trop autonomes,
trop solvables, trop émancipées. Non, ceci n’est pas de la discrimination positive.
C’est une discrimination enracinée, idéologiquement chargée et... vénéneuse.
J’entends aussi s’approcher
de loin les accusations de féminisme déplacé (car on est en guerre, attention).
Ils vont appeler à ne pas s'inquiéter des balbutiements ridicules d'une petite bourgeoisie bien pensante déconnectée de
la réalité (noire) des femmes travailleuses de son pays et qui veut encore imposer
ses théories universalistes (blanches) à un contexte social qui est le nôtre (c’est
à dire brun). Il vont appeler les guerrières confinées à rester vaillantes! Ça va, merci.
Le mal que l’on peut causer en essayant de protéger
par l’exclusion est incommensurable. Avoir osé nommer une catégorie "Mères dont les enfants ont moins de 15 ans", les fragilise, les décrédite, et instantanément, assoit une situation de déchirure. Les Déchirées (Torn women) sont celles qui ne sont à leurs places nulle-part, et qui s'en sentent constamment coupables. Et on fabrique ces Déchirées par les petites injections
de violences circonstancielles, mignonnes, protectrices, enrobées de sucre
glace… par petits textes sexistes dans le journal officiel, qu'on ajoute à fin, comme une goutte d’essence de géranium finale sur la Bouza ramadanesque.
Et ce qu’il y aura à faire de mieux, ce sera de désobéir.
Illustration: Ali Bellagha, Femme aux yeux bleus, 1955
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