CORONA AU PAYS DES MERVEILLES: LE RETOUR

 


CORONA AU PAYS DES MERVEILLES: LE RETOUR

Tunis, le 10 juillet 2021


 REQUIEM POUR LA PATRIE

 

Nous sommes encore en vie, nous et le virus. Il a rodé toute l’année en Tunisie avec plus ou moins de méchanceté. On a surfé sur trois grandes vagues : une en automne, une en hiver. Puis, après un printemps relativement clément, il s’est totalement affolé. La débâcle s’est enclenchée autour de la mi-avril et ne nous a plus donné de répit. Depuis quelques semaines, la vague n’en est plus une. Elle s’est transformée en volcan. Un volcan qui s’appelle Delta. Aujourd’hui, ici, on se retrouve dans la situation de l’Italie d’il y a quinze mois, une exponentielle débridée que personne ne sait plus calmer.

Nous sommes encore vie, mais chez tout le monde –sans exception- il y a une partie de la conscience qui s’est éteinte, qui meurt, qui agonise, qui perd son souffle. Je ne sais pas quelle partie du cœur c’est exactement. C’est probablement cette même zone fictive de l’anatomie humaine qui construit les grands rêves, secrète les grands espoirs, qui gonfle la fougue pour les lendemains heureux. Cette zone semble être sensible aux révolutions, à l’euphorie générale, aux grands mouvements de masse et aux idées dont l’heure est venue.  Mais visiblement, elle est aussi sensible aux pandémies.  On peut naître et mourir sans même soupçonner l’existence de cet organe invisible dans son propre corps, mais pas dans la Tunisie d'après 2011. Une année avec le virus a tué, chez tout un peuple, son organe de l’espoir collectif.  

Voir un pays flancher n’est pas chose simple.  Voir un pays tomber sous le poids d’une guerre, de la dette, d’une catastrophe écologique, ou d’une pandémie n’est pas anecdotique. C’est douloureux. Cela fait partie des grands maux du monde. Quelque chose en nous meurt sans prévenir. Ce qui est plus triste que le désespoir, c’est de le voir être remplacé par la haine. La haine qui s’accumule, dans les coins de l’âme, à chaque mort par asphyxie, à chaque mort par noyade en essayant de fuir, aux tas d’ordures qui s’entassent dans les coins de rue, aux débris des monuments démolis. La haine, c’est quand chacun individuellement, puis en groupe, puis en masse cherche les responsables à lyncher pour un échec qui aurait pu être évité. On a passé une décennie à essayer d’esquiver la guerre, elle est venue sous une autre forme.

Il y a toujours, dans les livres d’histoire, une phrase bateau qui dit : « Et le pays traversa une période de pandémies et de guerres. » On l’avait oubliée, celle-là. On avait bien prévu la grogne, mais on a négligé que le Covid long des nations pouvait être –aussi- les grands conflits (Dieu en préserve). Tout est déjà écrit, mais lire ne suffit pas, hélas. Il faut vivre pour comprendre. Cette semaine, dans une administration étatique publique tunisienne, une employée de la fonction publique qui d’ailleurs faisait son travail convenablement, s’est lancée dans une série d’insultes envers le chef du gouvernement, avec une voix qui portait suffisamment pour que la vingtaine de personnes dans la salle puissent l’entendre. Tout le monde a ri et la vie a suivi son cours. L’Etat se décompose sous nos sourires béats.

Quant à moi, je reprends ce blog parce que la question suivante me taraude : 

« Et si et si… Et si le vrai problème, c’est que nous n’ayons pas assez aimé ce pays ? » 

Et si c’était celui-là, le vrai problème. Peut-être n’a-t-on pas assez donné, pas assez cru, pas assez protégé ce pays, pas assez investi, pas assez bâti, fêté, éduqué, soigné, écrit, chanté, peint… pour en être arrivés là. N’est-ce pas de l’amour que naît la liberté ? N’est-ce pas de l’amour que naît l’équité?  

Parlons-en donc de cet amour aux temps du variant Delta. Je me suis aperçue, par exemple, que le rapport qu’ont mes propres parents à ce pays est très différent du mien.  En leur parlant, j’ai découvert que mes parents sont patriotes sans conditions, sans compter, sans héroïsme et sans aucune ambition d’héroïsme.  Le lien qui les rattache à ce pays est une espèce de cordon qu’aucun voyage –long ou court- n’a réussi à couper. Dans la démarche qui est la leur, le lieu et les habitants du lieu forment une seule et même entité, une continuité naturelle. Et c’est probablement cela que l’on nomme "patrie". Et la patrie -pour eux- n’est pas quelque chose que l'on peut remettre en question, c’est une partie de l’être, du corps et du sang. C’est à la fois le passé, le présent et l’avenir. C’est extrêmement beau. C’est admirable. Je les envie, presque.

Les gens de ma génération et peut-être celles qui la suivent- aiment leur pays différemment. Ils aiment en doutant un peu. Ils l’aiment en gardant le contrôle sur ce que ce pays leur doit et ce qu’eux lui doivent. Ils l’aiment en se laissant le choix de la loyauté. Je me dis qu’il est possible que Ben Ali ait détruit en nous cette idée de patriotisme inconditionnel. Peut-être est-ce celui-là l’ingrédient manquant à ce qui était supposé être une révolution, et qui a emmené une classe politique qui –aujourd’hui même- ne sait même pas qu’elle est responsable de la mort de 16.438 Tunisiens.     

Aujourd’hui en Tunisie, on a dénombré 9386 nouveau cas, 4374 personnes hospitalisées et 194 morts (dont 64 décédés hier). On dit que le pic sera pour dans deux semaines, après l’aïd donc…

J’ai regardé les images du Festival de Cannes. Les laissés pour compte, c’est nous, il n’y a plus aucun doute possible.  Et depuis ce matin, mes neurones scandent « Killon Ya’ani killon ! »   



Illustration: Albert Marquet, Mer calme. Sidi bou Saïd, 1923
Lille, palais des Beaux-Arts, Photo © RMN-Grand Palais / Thierry Ollivier

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