L'EXCEPTIONNEL ETAT D'EXCEPTION
L'EXCEPTIONNEL ETAT D'EXCEPTION
Corona au pays des merveilles, le retour (3)
Par Sihem Lamine
Tunis, le 4 août 2021
Ce qui devait arriver arriva, dans la soirée du dimanche 25 juillet.
C’est arrivé vingt-quatre mois, jour pour jour, après les funérailles de Beji Caid Essebssi. On ne le savait pas ce jour-là mais dans le cortège funèbre, ce n’était pas seulement son président que la Tunisie enterrait. C’était aussi une forme de gouvernance consensuelle que l’on avait pris l’habitude de nommer « l’exceptionnelle expérience démocratique tunisienne », une invention qui n’a pas fait long feu. Aux alliances qui ont succédé au mariage Ennahdha/Nida, il manquait la couche de sucre-glace qui rend l’amande amère plus facile à avaler. Caid Essebssi n’était pas démocrate, il était diplomate. C’est à lui qu’était revenue la mission de l’enrobage démocratique à la tunisienne. Ainsi, le 25 juillet 2019, la Tunisie a entendu Sheikh Rached Ghannouchi pleurer Essebssi à la radio, et il avait raison. Peut-être que lui avait su que ce jour-là, il perdait bien plus qu’un allié. Après 2019, les tunisiens ont pu voir l’effroyable obscénité des consensus à contre-nature, ou plutôt ceux dont la seule nature est celle d’organiser ou de couvrir des pratiques délictuelles.
En 2019, le rêve démocratique tunisien n'était plus en vie depuis longtemps. Mais
avec le recul que l’on a aujourd’hui, on peut dire que l’illusion en avait été
maintenue jusqu’alors. Le show démocratique a continué d’amuser le monde, faire
couler l’encre des analystes du Printemps Arabe, et il a continué à nourrir le
fonds de commerce de l’Islam politique compatible avec la démocratie, de l'exception tunisienne ! Pendant ce temps-là, l’élan
révolutionnaire et avec lui tout ce qu’il a apporté s’effritait de l’intérieur, assidûment, délibérément, mais juste assez pour que la carcasse extérieure
reste debout (pour maintenir l’aide internationale, et l’idée d'exceptionnalisme).
Quand, le 25 juillet dernier, Kais Said a donné un coup dans la carcasse
extérieure, le monde vit –sans vouloir l’admettre- que l’intérieur était creux,
hélas.
Une forme
d’explosion en Tunisie était attendue et inévitable, ce 25 juillet ou un autre.
On ne savait pas bien d’où elle allait venir exactement. Puis, elle est tout
simplement venue d’un écran de télévision, en direct du Palais de Carthage, de
la bouche du président. Surprenant. Ces dix dernières années, j’ai détesté lire
des appels récurrents à « siffler la fin de la recréation. » Pourtant, ce 25 juillet, les mots de Kais
Said annonçant l’état d’exception ont eu l’effet d’une délivrance. Ses mots ont
traversé l’atmosphère de la chambre tels des haches volantes lancées, l’une
après l’autre, et qui tournoyaient fragilement mais gracieusement dans l’air,
et atterrissaient successivement, sans jamais se percuter, entre les mains du
jongleur. Exceptionnelle performance. Danger, joie, courage, crainte,
clarté, folie, raison, espoir : tout y était. C’est donc à ceci que ressemble « la
fin de la recréation » ?
En réalité, cela
faisait bien longtemps que la recréation était finie. Il n’y avait même plus besoin
de siffler. On était tous épuisés, agglutinés au pied d’un mur dont l’ombre
rétrécissait un peu plus chaque jour, sous le soleil mortel de cette ère du
dérèglement climatique et politique. Et de temps à autre, l’un de nous commençait
à perdre son souffle sous l’effet du Delta et autres grands malheurs. La
recréation n’en était plus une : On était là, désolés, les yeux rivés sur
le spectacle désolant d’un pays qui coule. C’est ainsi que le 25 juillet nous
trouva.
Oui, on était
bien libres… Libres de quitter, la porte est toujours ouverte. Libres de dire
ou de ne rien dire, c’est pareil. Libres d’entreprendre, et d’échouer faute de
‘relationnel’ solide dans la caste. Libres de demander de l’oxygène et des
vaccins, et de mourir avant de les trouver. Libres de protester sans être
entendus, d’être battus, humiliés, déshabillés, mis en prison. Libre de prédire la fin du
monde, tant qu’elle ne leur coûte rien… On était même libres d’essayer de faire
tomber le système en place, libres de balancer dans les rangs de la
contre-révolution d’une révolution à laquelle on avait cru. Mais faire (ou refaire) tout le chemin pour se retrouver en re-violet n’en valait pas la peine. Alors après avoir
couru en rond dix ans dans la cour de récréation, on s’est juste retrouvés libres
de rester sous le mur, sans savoir si c’est le mur qui nous tenait ou si c’est
nous qui le tenions.
Maintenant, un événement
sans-nom, sans-feuille de route, sans-réelles promesses a eu lieu. Ce n’est peut-être
pas la sortie de crise imaginée (en supposant qu’elle en soit une), mais c’est
un changement. Un immense flot de consciences a
compris qu’il s’agissait là d’une bouée de sauvetage. Que faudra-t-il attendre
(ou faire) d’un événement duquel on ne connait que la date, le personnage
principal/visible, ce avec quoi il annonce vouloir rompre (sans pour autant
dessiner les lignes de cette rupture), et son effet sur des masses
non-négligeables et sans cohérence apparente ? N’est-ce pas le propre des grands moments de
changement que de laisser une plage d’incertitudes pour que chacun puisse accrocher
son propre rêve ? Et n’est-ce pas exactement cette plage que la démocratie
des castes et des barons avait allègrement pris en otage? A ce jour, l’otage
« Tunisie » n’est pas encore sauvé, il ne fait que changer de mains.
Maintenant, nous sommes dans une situation
d’état d’exception. Ce n’est pas glorieux, mais c’est courageux. C’est un temps
suspendu qui nécessite une masse de courage collectif qui soit à la hauteur du
moment, et à la hauteur des souffrances passées et futures à évacuer. Le pire
est toujours envisageable. J’écris pour me souvenir, que nous ne nous serons
pas laissé aveugler par l’euphorie. Non,
nous ne nous pensons pas immunisés contre les scénarios de luttes, de Hiraks,
ou même de guerres devenues tellement insurmontables qu’ils ont épuisé des
peuples et ont fini de les réduire à de longues subordinations. Mais j’écris aussi pour me
souvenir que nous aurons pris au sérieux cette seconde chance qui nous est
donnée ; que nous l’aurons vécue à son juste degré d’exception. Ce n’est
pas tous les jours que les peuples bénéficient d’un temps suspendu, pour la
vérité, pour la justice, pour la liberté… Il n’y a plus aucun doute que le pays
se souviendra de ce 25 juillet pour les décennies à venir comme d’un moment
exceptionnel. Il reste à espérer qu’il s’en souviendra comme on se rappelle des
jours heureux.
Photographie: Palais de justice de Tunis vu de la Médina @S.Lamine
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