LA PIERRE QUI PARLE, LETTRE A SOUAD (6)


Photo@ Yassine Gaidi

 


Lettre à Souad (6)

La pierre qui parle
Tunis, le 6 mars 2021

Madame,


La pierre a parlé. La pierre que vous avez posée sur l’avenue Bourguiba pour embellir le socle qui porte la statue d’Ibn Khaldoun et paver la placette qui l’entoure a hurlé. Après seulement quelques jours de sa vie publique de mobilier urbain, elle s’est couverte de cris, de hurlements : « ACAB ! Taht al-Jliz [Sous les pavés] ! Flous el-Cha’b [L’argent du peuple] ! Al-Jil al-Khata’ [La mauvaise génération] ! Milliard w 800 [Un million huit-cent mille] ! Fuck Capitalists ! Fesda [Corrompue]
! Qadh'ukom labbsouh ezzay [Mettez l'habit (policier) à votre justice] » Et, gentiment accrochée au cou de Ibn Khaldoun, une pancarte demande la « Liberté aux prisonniers que nous ne connaissons pas. » Souad, le fichu socle en grès moucheté italien froid et lourd s’est transformé en masse gémissante, brulante. L’entendez-vous? L’entendez-vous seulement, ou pensez-vous, comme les autres, que votre œuvre ait été vandalisée par des vauriens malpolis gauchistes qui s’attaquent aux biens publics, et signent leurs actes le poing levé ? Comme on dit ici, il y avait de quoi faire parler la pierre, Madame. Mais nous avons gardé le silence.


Il ne fallait pas, Madame, toucher avec autant de légèreté à l’image d’un personnage de l’histoire de ce pays qui a traversé la vie avec l’envie ardente d’en saisir le sens, le fonctionnement, les cycles… la vérité. Il ne fallait, Madame, jouer frivolement à ornementer autour d’une icône aussi sérieuse, celle d’une figure d’ici qui, de la vie, a connu toutes les douleurs, toutes les pertes, tous les drames. Il ne faut jamais aborder de telles icônes sans réflexion et sans expertise. Elles se vengent ! La vérité et les chercheurs de vérité brûlent ceux qui s’en approchent futilement, Madame. Les dits saccageurs, eux, semblent l’avoir compris. Dieu seul sait quand et comment, au milieu de la nuit et du couvre-feu, dans un lieu densément policé, ils ont choisi de taguer le marbre du socle mais pas celui de la statue. Ils auraient pu. Nul ne devrait être intouchable: ni l’image d’Ibn Khaldoun déguisé en Zoubeir Turki, ni celle de Zoubeir Turki déguisé en Ibn Khaldoun. Ni le marbre, ni le grès. Mais visiblement, ce n’est à aucun d'eux que les tagueurs de l'Avenue s’adressent, c’est à vous et ce que vous représentez. Les entendez-vous ?


On imagine bien à quel point cela peut être frustrant de gouverner une ville pauvre et croulante dont le budget ne suffit même plus au nettoyage. Mais c’est le jeu. La bonne gouvernance, en démocratie, ne fait pas dans l’embellissement, Madame. Cela fait d’ailleurs plus d’un demi-siècle que le concept « embellissement » avait quitté les lexiques des urbanistes, des paysagistes, des conseils municipaux. La gouvernance, en démocratie, discute des priorités, de la gestion juste et équitable des budgets, de comment être au service de la ville, de la réinventer. La bonne gouvernance, en démocratie et en temps de crise, discute des urgences, de la légitimité de toute action. L’embellissement est (hélas, vous diriez) le luxe archaïque d’autres formes de gouvernances (qui ne sont ni bonnes ni démocratiques.) Il est le syndrome et l’arme des gouvernants qui, par désespoir ou par arrogance, procèdent par le show, par la poudre aux yeux, pour -au final- ne servir que leurs egos et ambitions de postérité (et pourquoi pas, leurs intérêts et ceux de leurs clans quand l'occasion se présente). Quand de tels projets « poussent » en démocratie, on doit être prêt à en récolter les épines. Quand, à quelques mètres du lieu, les bouches d’égouts sont ouvertes, les balcons et moulures s’effritent sur les passants, les trottoirs se plient, se creusent, se vallonnent, les ordures s’entassent dans les impasses, daller le sol de grès poli et enrouler les bords des bacs à palmiers de lumières violettes devient un enfer pavé de bonnes intentions (ou pas). Et je le note, si vous avez trouvé les tagueurs d’Ibn Khaldoun méchants, attendez de voir ceux du projet d'embellissement en cours à Bab Souika.

Ceci étant dit, je vous présente mes félicitations. Dans l’urbain comme dans le show, il n’y a pas pire que l’indifférence. La place Ibn Khaldoun, en quelques jours, a fait couler de l’encre et de la peinture. Il y a dans le projet, Madame, quelque chose que je pensais être une erreur monumentale : le socle y est éclairé et la statue laissée dans le noir. C’est le signe, je me disais, que l’ego du concepteur avait fini par lui faire oublier l’essence même de son opération. Je m’étais trompée. C’est le socle qui est la vedette ! Et sa pierre s’annonce bavarde et révoltée. Cela peut arriver. Et quand ça arrive, il n’y a rien à faire sauf préparer des éponges et des diluants cellulosiques et lire, bien lire, et écouter, bien écouter, ce que la pierre dira.

J'ai la douloureuse extase d’être, Madame, de votre indifférence souveraine etc...

Sihem L.


Photographie @Yassine Gaidi, https://www.instagram.com/yassine.gaidi

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